Publié le 15 mars 2018 à 13h51 - Dernière mise à jour le 28 octobre 2022 à 17h58
Parmi les notes d’intention écrites pour présenter la pièce de Clément Gayet «Moi, moi et François B.», le metteur en scène Stéphane Hillel cite ces propos d’Emanuel Kant : «L’humour naît quand l’esprit perçoit un fait anormal, inattendu, ou bizarre, en un mot incongru et qui rompt avec l’ordre normal des choses». Et de préciser immédiatement que cette pensée illustre parfaitement la comédie de Clément Gayet, qui bouscule en permanence toute logique et nous plonge dans l’incongru d’un univers proche de Kafka et Raymond Devos. Ajoutant au final que la comparaison entre Clément Gayet et Kant se borne exclusivement à cette citation. On ne le suivra pas tout à fait sur ce point. Non pas à cause du fait que François Berléand, l’acteur principal de la pièce, soit né comme Kant un 22 avril, (privilège qu’il partage avec Denis Podalydès, Lénine, Nicole Garcia, Pierre Rochefort, Evelyne Bouix, Jack Nicholson, Yehudi Menuhin, et surtout François-René Duchâble qui est le jumeau absolu de Berléand), mais parce que cette pièce pose des questions sur le principe de rationalité et s’interroge sur le fait de savoir ce qui est faux et vrai. Kant et la raison pure contre l’empiriste George Berkeley défendant l’immatérialisme en quelque sorte, mais façon comédie burlesque manière Marx Brothers, avec éclats de rire et scénario à la Monty Python.
Vision dialectique
Très intelligente l’écriture de Clément Gayet se déploie selon un axe doublement dialectique. François Berléand sur scène est à la fois le sujet et l’objet de la pièce, se regardant mis en scène et se plaçant comme décideur des événements. L’auteur est quant à lui, (autre mouvement en spirale), celui qui réfléchit et qui se voit entreprendre cet acte de pensée pure. Quant au décor on verra qu’il n’existe (encore Berkeley) que par le regard des protagonistes eux-mêmes qui le reconstruisent sous nos yeux. Protagonistes à la Ionesco croisant ceux du Pirandello de «Personnages en quête d’auteur» avec au centre François B. (François Berléand) kidnappé par Vincent, prétendument auteur originaire de Saint-Étienne qui le libèrera sous certaines conditions. Sachant tout de sa vie, il multiplie les allusions au passé réel de Berléand, tandis que surgit dans ce lieu clos ressemblant à une agence de voyages désaffectée une fille improbable surnommée Cézanne (en souvenir du héros de la chanson), habillée comme au cirque, et qui tend son dos en guise de table sur laquelle on peut ranger des verres. Viendront s’ajouter la femme de François et un dénommé Clément qui n’est autre que le vrai auteur d’une pièce en trompe l’œil où l’on ne sait plus trop qui est qui.
Le modèle et son maître
Face à son maître qui le façonne à sa guise, qui se joue de lui et joue avec lui, François le modèle, dans un dialogue et une situation rappelant «Jacques le Fataliste» de Diderot, devient fou, s’énerve, vitupère, menace son geôlier d’un compas géant, et cherche à sortir des deux pièces, celle où on l’a cloîtré et ce texte improbable qu’on joue devant lui. Le troisième acte apportera un semblant de réponse… quoi que !!!
C’est non seulement hilarant, mais interprété à la perfection par le duo François Berléand (François B.) et le surdoué Sébastien Castro (Vincent), comédien expert en Feydeau. Acteur capable de fantaisie, écrivain lui-même qui a signé avec «Le fils de l’homme invisible» un récit plein de poésie et par moments totalement déjanté François Berléand marque ici les esprits. Et on sied gré à Clément Gayet, dramaturge démoniaquement subtil d’en avoir fait un personnage plus vrai que nature. Une pièce haut de gamme et un grand moment de théâtre qui réconciliera amateurs de comédies populaires et adeptes de pièces plus pointues sur l’art d’écrire, de créer et de mettre en scène.
Jean-Rémi BARLAND
«Moi, moi, et François B. » par Clément Gayet au Jeu de paume d’Aix-en-Provence jusqu’au 17 mars à 20h30 – Plus d’info et réservation sur lestheatres.net. Texte de la pièce disponible chez l’Avant-scène Théâtre.