Paris. Théâtre du petit Montparnasse – « Les collectionnistes », une comédie impressionniste intelligente et touchante

«1870. Paul Durand-Ruel, marchand de tableaux réfugié à Londres, rencontre Claude Monet. De retour à Paris, ce dernier lui présente Renoir, Degas, Pissarro… de jeunes peintres dont il perçoit aussitôt le génie et la modernité. Enthousiasmé par le talent de ces artistes qu’on ne qualifie pas encore d’Impressionnistes, il achète sans compter jusqu’à ce que les huissiers frappent à sa porte ! Et puisque derrière chaque grand homme se cache une femme, vous découvrirez une Madame Durand-Ruel séductrice et espiègle, prête à tout pour sauver sa famille du désastre et aider son mari à vendre coûte que coûte ! Un destin hors du commun pour ce pionnier qui a su, par son flair et sa ténacité, révolutionner le marché de l’art ! » Ainsi peut-on résumer « Les collectionnistes », la comédie signée François Barluet que l’on peut voir en ce moment à Paris au Théâtre Montparnasse avant qu’elle soit donnée cet été dans le cadre du Festival Off d’Avignon.

Destimed Les collectionnistes Photo Fabienne Rappeneau
“Les collectionnistes” (Photo Fabienne Rappeneau)

 

Des peintres méprisés à leur époque

Avec force et modestie, l’auteur, passionné de peinture, définit son approche de ce monde de l’art de la manière suivante : «Nous sommes tous un jour sortis d’une exposition de peintures avec ce sentiment, parfois un peu dérangeant, d’estimer n’avoir vu que des croûtes. Pour autant, en étaient-ce vraiment ?…Il faut parfois se montrer humble face à la nouveauté. Que lisait-on dans la presse, en avril 1874, à propos de la première exposition de jeunes peintres qui allaient devenir les Maîtres de l’Impressionnisme ?»

« Le papier peint à l’état embryonnaire est encore plus fait que cette marine-là ! », écrivait Louis Leroy pour commenter une toile de Claude Monet « Impression soleil levant ». « Expliquez à M. Renoir que le torse d’une femme n’est pas un amas de chairs en décomposition avec des taches violacées qui dénotent l’état de complète putréfaction d’un cadavre ! » « Faites donc comprendre à M. Pissarro que les arbres ne sont pas violets, que le ciel n’est pas d’un ton beurre frais et qu’aucune intelligence ne peut adopter de pareils égarements ! » « Ces gens sont fous mais il y a plus fou qu’eux, c’est Paul Durand-Ruel qui les achète ! »

Paul Durand-Ruel… qui alla jusqu’à posséder plus de mille toiles de Monet, six cents de Renoir… De la pure folie ! « Vous commercez peu mais collectionnez beaucoup ! » lui fait remarquer son épouse… Car il fut durant des années l’un des seuls à reconnaître le talent de ses protégés et à tout mettre en œuvre pour le faire accepter. Il y parvint mais au prix de nombreux sacrifices. Quel magnifique personnage dramatique ! Le public est toujours plus nombreux à se précipiter aux expositions de peintres impressionnistes. Les gens connaissent Monet, Renoir, Pissarro, Sisley… Mais pourraient-ils s’en délecter sans l’acharnement de Paul Durand-Ruel à les aider à subsister ? « Sans lui, nous serions tous morts de faim ! », dira Monet. «Il y a des personnages que j’aurais aimé rencontrer pour qu’ils me racontent leur parcours, ce qui les a motivés dans leur démarche qui paraissait insensée , ajoute François Barluet. Alors à défaut de rencontrer Paul Durand-Ruel, j’ai pensé que la meilleure façon de lui rendre l’hommage qu’il mérite, serait de lui redonner vie au travers d’une “comédie impressionniste”. Et de conclure : «Le voici, avec son épouse, tous deux emportés dans ce torrent impressionniste qui ne sera pas de tout repos…»

De bouleversants interprètes

Destimed Christelle Reboul dans Les Collectionnistes Photo Fabienne Rappeneau
Christelle Reboul dans “Les Collectionnistes” (Photo Fabienne Rappeneau)

Sur le plateau cela donne un moment théâtral intense, d’une grande tenue, et porté par quatre interprètes tout en nuances. Christelle Reboul dans le rôle d’Eva, exaspérée par les achats compulsifs de son mari, et qui tentant de lui faire entendre raison finit par trouver des solutions ingénieuses pour sauver temporairement la famille de la faillite. Elle est d’autant plus magnifique que les costumes qu’elle porte, confectionnés par Jean-Daniel Vuillermoz, sont à eux seuls des œuvres d’art. Son rôle, qui demande subtilité et détermination, est plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord. Elle s’en acquitte avec éclat.

Destimed Christophe de Mareuil a gauche et Frederic Imberty a droite dans les COLLECTIONNISTES Photo Fabienne Rappeneau
Christophe de Mareuil (à gauche) et Frédéric Imberty (à droite) dans “Les Collectionnistes” (Photo Fabienne Rappeneau)

Christophe de Mareuil qui prête ses traits au rôle du célèbre collectionneur nous touche et permet aux spectateurs de s’incarner dans son regard d’artiste. Il est en quelque sorte le témoin de son époque, et le porte-parole des futurs arpenteurs des musées où seront exposées les toiles de ces maîtres refusés d’abord et loués ensuite pour leur génie. Frédéric Imberty, qui au théâtre depuis 1983 a joué dans plus de 40 pièces d’auteurs classiques (Beaumarchais, Molière, Goldoni, Musset, Victor Hugo, Marivaux, Courteline, Shakespeare, Feydeau…) et contemporains (Guitry, Mélody Mourey où il est bouleversant dans « Les crapauds fous »),  incarne Armand Lagrange, critique du journal Le Constitutionnel et qui représente les farouches adversaires de l’art de son novateur des grands maîtres. Loin d’être d’un seul bloc son rôle laisse entrevoir la personnalité d’un véritable esthète qui n’est pas insensible aux charmes des nues de Renoir, et qui aurait pu s’il n’était pas prisonnier de certains préjugés de son entourage défendre avec acharnement ces tableaux d’une force inouïe. L’acteur, remarquable en tout points donne chair et âme à ce Lagrange finalement dépassé par l’ampleur de ce à quoi il assiste dans l’émergence de révolutionnaires de l’art.

Destimed Victor Bourigault a gauche et Christophe de Mareuil dans LES COLLECTIONNIOSTES Photo Fabienne Rappeneau
Victor Bourigault (à gauche) et Christophe de Mareuil dans “Les Collectionnistes” (Photo Fabienne Rappeneau)

Quant à Victor Bourigault, -que l’on a applaudi l’an dernier dans le Off d’Avignon au cœur d’une adaptation théâtrale de « Bel ami » signée Arnaud Gagnoud (la pièce qui fera date est reprise l’été prochain dans ce même Off d’Avignon)- campe un Auguste Renoir, plus vrai que nature, déchiré et déchirant, fragile et fort à la fois, découragé parfois, déterminé toujours, sorte de représentant de ses collègues peintres novateurs. L’acteur est dans « Les collectionnistes » tout simplement bouleversant et très complémentaire par son travail à celui des trois autres.

Mise en scène colorée et inventive de Christophe Lidon

Tournant le dos à l’illustration, emboîtant ainsi le pas à l’auteur François Barluet qui ne signe en aucun cas une pièce en forme de reportage, Christophe Lidon signe une mise en scène colorée et inventive. Patron du CADO d’Orléans, aimant se glisser au cœur d’intrigues mêlant destins individuels et grande Histoire, servant dramaturges de tous les styles et de toutes les époques, (on attend avec impatience son travail sur « Le roi se meurt » de Ionesco qui sera donné dans le Off d’Avignon 2025), Christophe Lidon est un esthète qui parle avec humilité et d’une grande précision de son travail sur « Les collectionnistes ».

« Sans craindre de dilapider sa fortune, au grand dam de son épouse Jeanne, le marchand Durand-Ruel se bat pour faire reconnaître le talent de ces peintres que l’on commence à brocarder sous le nom d’impressionnistes. Une situation où ruses et quiproquos sont de la partie, faisant la part belle à la comédie. “Impression” de théâtre …», dit-il avant d’ajouter : « Immergée dans les œuvres de ces artistes-peintres précurseurs mais pas encore illustres, c’est avec poésie et légèreté que la mise en scène pose ses couleurs sur le plateau, dans un travail tout en nuances. Car il s’agissait pour moi de “peindre” la situation : D’abord des teintes sombres et profondes relatives à l’époque -nous sommes en 1874-, suivies par des nuances d’émotions vives et colorées, grâce au jeu plein de fantaisie des acteurs… La comédie est enjouée, ricochant de saillies en bons mots d’esprit qui se nourrissent de l’écriture de cet auteur généreux. Enfin les lumières plus crues de la vie vont entrer en scène et éclabousser les silhouettes des personnages, en les faisant passer du clair- obscur au plein soleil, nous les rendant plus charnels, plus complexes, plus vrais. Les toiles des peintres nous “envahissent” et c’est avec un plaisir sans bornes que nous allons nous promener au Havre avec Monet ou sur les bords de Marne avec Renoir… Quelle délicieuse compagnie ! »

On ne saurait le contredire tant cette pièce brillante, sertie des lumières de Moïse Hill, des musiques de Cyril Giroux, de la vidéo de Léonard, et de la présence de Mia Koumpan, en tant qu’assistante de la mise en scène demeure de bout en bout un moment unique. Une pièce poignante, où l’humour s’invite par moments à ce banquet théâtral qui fait aimer la peinture et le statut de ces créateurs véritables, ennemis conformisme et esthètes absolus.

Jean-Rémi BARLAND

« Les collectionnistes » au Théâtre du petit Montparnasse – 31 rue de la Gaîté – 75014 Paris. Jusqu’au 4 mai 2025. Durée 1h20. Le mardi à 19 heures. Du mercredi au samedi à 21 heures. Le dimanche à 15 heures. Renseignements et réservations au 01 43 22 77 74 ou theatremontparnasse.com

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