Paris. Une salle du Théâtre du Rond-Point debout, réservant aux interprètes de « 40° sous zéro » des applaudissements nourris et une standing-ovation qui semble ne jamais devoir s’interrompre. C’est comme ça tous les soirs, et on ajoutera que ces manifestations d’enthousiasme sont amplement méritées.
Mélangeant danse, musique, chant, prose radicale, «40° sous zéro» présenté par le Munstrum Théâtre brasse tous les genres, passant de la dramaturgie moderne à l’opéra baroque, de la commedia dell’arte à la tragédie classique, du vaudeville au film d’horreur. Inclassable, radicale, d’une beauté visuelle hors normes, dans une orgie de corps enchevêtrés et de faux sang, ce théâtre des deux pièces de Copi (1939-1987) de son vrai nom Raul Damonte réunies en un seul spectacle coloré, secoue les lignes, prend le risque de choquer, et laisse abasourdi devant tant d’inventivité et de création visuelle autant que sonore.
Le synopsis résume à lui seul la férocité de l’écriture de l’auteur qui médite ici sur le corps, le sexe et l’identité : « Monstrueuses, hilarantes et subversives, ces deux pièces au climat frigorifié mettent en scène les luttes fratricides de personnages cruels extravagants en marge de la société et de l’espèce humaine. Ici, on change de sexe à volonté et on crève pour mieux ressusciter dans un ballet post-apocalyptique jubilatoire. En jouant des contrastes entre kitsch et sublime, cruauté et drôlerie, le spectacle est aussi une œuvre plastique et musicale qui révèle la portée politique et la poésie déglinguée de Copi. Dans une transe joyeuse et dévastatrice est célébré un théâtre de la catastrophe et de la cruauté certes, mais un théâtre du rire et de la surprise avant tout. Un théâtre de la fin de l’impossible où la révolution pourrait enfin advenir. ». On ne saurait mieux dire.
Dans « L’homosexuel » échouées au fin fond de la Sibérie, Madre et sa « fille » Irina tentent de survivre dans les steppes infestées de loups. Madame Garbo, la professeure de piano d’Irina tombée amoureuse de son élève, débarque en pleine nuit chez ces deux marginales, ce qui suscite une succession d’aveux inattendus et de règlements de comptes fracassants. Les « Quatre jumelles », perdues elles aussi dans un autre « Grand Nord » – l’Alaska –, les sœurs Smith qui tombent nez à nez avec leurs doubles, les sœurs Goldwashing. « Ces quatre gangsters obsédées par l’héroïne et les billets de banque se livrent alors une guerre sans merci au cours de laquelle elles mourront et ressusciteront à un rythme effréné. » Objets théâtraux non identifiés, L’Homosexuel et Les Quatre Jumelles sont, nous dit l’éditeur Christian Bourgois, « des pièces emblématiques de Copi, deux comédies barbares, deux bijoux de cruauté et de drôlerie». Créées en 1971 et 1973 par Jorge Lavelli elles trouvent avec Le Munstrum Théâtre compagnie fondée par Lionel Lingelser et Louis Arene (dont on a dit ici l’excellence de son travail) des accents d’une modernité nouvelle.
Un univers polyforme pour des pièces d’affrontement
Les notes d’intention du Munstrum Théâtre présentées par Louis Arene sont à ce sujet très explicites : « Depuis les dessins de La Femme assise, jusque dans ses romans ou son théâtre, l’auteur exilé ne cesse de dynamiter tous les codes qui nous sont familiers et prend un malin plaisir à malmener la dramaturgie ou nos attentes de spectateur.ice.s. »
« C’est un théâtre sans but ou la vacuité est convoquée comme figure esthétique. Ici, le sens ne se trouve pas dans le signifiant, mais dans le jeu avec le(s) signifiant(s). Il repose sur l’art du rythme, l’agencement des thèmes et le jeu avec les outils théâtraux. La puissance des acteur.ice.s, leur imagination, le pur plaisir du jeu sont chez lui, synonymes de salut et de catharsis. Cependant, les deux pièces réunies dans 40° sous zéro se répondent et développent des thèmes récurrents de l’œuvre de l’auteur. Elles partagent un décor frigorifique et une action qui se déroule dans une habitation isolée au milieu d’un désert glacé et inhospitalier – la Sibérie pour L’Homosexuel et l’Alaska pour Les Quatre Jumelles. Les années de dictature peroniste qui hantent l’écriture de Copi, peuvent nous faire appréhender ces huis clos au climat anxiogène et tortionnaire comme des paraboles politiques. La même ambiance carcérale suffocante traverse les pièces, doublée d’une volonté puissante des personnages de fuir, de quitter la scène – mais ils y sont sans cesse empêchés ou du moins, ils y sont ramenés, implacablement. On y retrouve le thème de l’exil, porté par des personnages en marge de la société, en marge même de l’espèce humaine. Ce sont des pièces d’affrontements où – contrairement au dicton – qui se ressemble ne s’assemble pas du tout. Elles sont des cauchemars de conflits perpétuellement recommencés où le dominant et le dominé échangent sans cesse leurs rôles. Dans les deux pièces, les jeux sur la réversibilité, l’interchangeabilité, la perte d’identité constituent une ligne dramaturgique majeure et jusqu’à devenir plus important que le récit. »
Une interprétation incroyable par Louis Arene de « Paradis blanc » la chanson de Michel Berger.
Et bien entendu Munstrum oblige tous sur scène sont masqués. C’est confondant de beauté, de souffle porteur, non de messages mais d’émotions. Utilisant les objets comme des accessoires de narration, proposant comme l’avait fait remarquer un journaliste du « Nouvel Observateur » de « l’univers de la Comtesse de Ségur mêlé à celui de Sade » ces deux pièces sont des hymnes à la vérité toute nue du théâtre. Avec des moments certes burlesques mais d’autres qui donnent la chair de poule comme lorsque François Praud chante, ou que Louis Arene lui-même donne d’une voix brut de décoffrage autant qu’extrêmement travaillée (Sibérie oblige) une version incroyable de « Paradis blanc » le tube de Michel Berger revisité ici manière trash.
Les sept interprètes, à savoir Louis Arene qui signe aussi la mise en scène, Sophie Botte, Delphine Cottu, Olivia Dalric, Alexandre Ethève, Lionel Lingelser qui a co-conçu l’ensemble avec Louis Arene, François Praud jouant ensemble, dans un esprit de pièce choral, la perfection est visible et s’entend. Ça saute, ça danse, ça éructe, ça voltige, ça rampe, ça se déplace comme dans un ballet, c’est carnavalesque, c’est irrévérencieux, c’est du grand guignol et du grand n’importe quoi agencé avec une précision d’orfèvre. C’est une farce postapocalyptique gigantesque. Avec un final hallucinant. Chef d’oeuvre vous dit-on…..
Jean-Rémi BARLAND
40 ° sous zéro – L’Homosexuel ou la Difficulté de s’exprimer & Les Quatre Jumelles de Copi. Une création originale du Munstrum Théâtre, texte de Copi, édité chez Bourgois éditeur, 156 pages, 8 €. Mise en scène : Louis Arene, conception : Louis Arene et Lionel Lingelser, dramaturgie : Kevin Keiss. Avec Louis Arene, Sophie Botte, Delphine Cottu, Olivia Dalric, Alexandre Ethève, Lionel Lingelser, François Praud. Création costumes : Christian Lacroix, scénographie et masques : Louis Arene, création lumière : François Menou, création sonore : Jean Thévenin, création coiffes-maquillages : Véronique Soulier-Nguyen, regard chorégraphiquue : Yotam Peled. Spectacle au Théâtre du Rond-Point, 2 bis, avenue Franklin D. Roosevelt 75008 – Paris. Tél : 01 44 95 98 21, theatredurondpoint.fr Jusqu’au 27 janvier 2024 du mardi au vendredi à 20h30. – Le Samedi à 19h30 – Relâche les dimanches et lundis.