Si l’on interroge les enfants d’une même fratrie sur les rapports qu’ils ont eu au sein de la cellule familiale, ils n’auront pas forcément la même image de leur enfance, et des liens qu’ils ont entretenus entre eux et avec leurs parents. Tout comme les époux dont l’avis change indubitablement au gré des saisons et de la manière dont on les questionne. Partant de ce constat Sébastien Azzopardi, fin limier de la psychologie humaine, et auteur de pièces de théâtre plébiscitées par le public et la critique, signe avec « Ma version de l’histoire » une comédie tendre, parfois cruelle, et toujours inspirée.
Un jeu de cache-cache des sentiments véritables, qui met en scène Sam, son épouse Valentine, leur fils Oscar, et une certaine Joe, prof de guitare qui en pince pour lui, et pour qui le père semble avoir les yeux de Chimène. Lorsqu’elle fait irruption dans la vie de Sam et Valentine qui viennent d’enregistrer vingt années de mariage, d’amour, de désirs contrariés et d’incompréhensions mutuelles, les certitudes se lézardent, des murs de vérité se fissurent, d’autres liés aux mensonges s’érigent. Et chacun d’y aller de «sa version des choses» avec pour le spectateur la découverte (ou pas d’ailleurs) de qui a raison, qui a tort, qui a la mémoire qui flanche, qui se souvient plus très bien, et qui triomphera à ce jeu de poker affectif.
Avec intelligence la pièce propose de voir une scène rejouée plusieurs fois, dispositif narratif qu’avait sublimé Max Frisch, le dramaturge zurichois né le 15 mai 1911 et mort le 4 avril 1991, dans « Biographie. Un jeu », chef d’oeuvre porté sur les planches par Isabelle Carré et José Garcia. Qui trompe qui ? Qui l’a fait. Qui le refera ? Qui le regrette ? « Dans cette pièce, tout est vrai et tout est faux . Il s’agit d’une interprétation des faits», précise Sébastien Azzopardi. Comédie que l’on pressent trouver racines dans la vie personnelle de son auteur, elle semble lui avoir fait l’économie d’une longue psychothérapie. « Ai-je vécu moi-même les événements de cette histoire ? », s’interroge-t-il dans la préface du texte de la pièce édité à l’Avant-scène Théâtre. « Je ne sais plus», répond-il avant que de montrer qu’il s’agit d’une catharsis jubilatoire.
Interprétation virtuose
Si la pièce émeut et séduit sans forcément surprendre, force est de constater que Sébastien Azzopardi sait construire un récit et le mener à bien par le truchement de portraits subtils et une fluidité scénique enrichie d’un savant jeu de lumières créé par Philippe Lacombe, l’utilisation pertinente d’une vidéo confiée à Nathalie Cabrol, et une scénographie signée Juliette Azzopardi assistée de Arnaud de Segonzac. La musique a aussi son importance et Romain Trouillet s’y emploie avec efficacité.
« Ma version de l’histoire » doit aussi, et surtout d’ailleurs, sa force et son efficacité à l’interprétation virtuose des deux acteurs et des deux actrices se partageant la scène. On saluera la détermination avec laquelle Deborah Leclerc et Alexandre Nicot donnent corps et âmes à une dizaine de personnages dits « secondaires » mais qui sont ici d’une importance capitale pour le déroulé des faits. Une sage-femme, un obstétricien, une psychologue, une vendeuse un ancien ami (mais pas que) de Valentine s’appelant Alexandre Canada, sans oublier Joe donc, la professeure de guitare surgissent comme s’ils étaient des témoins à charge ou à décharge de la vie du couple. Et puis il y a Sébastien Azzopardi lui-même en mari complexe qui possède un sens inné de l’appropriation d’un rôle. La palme revenant à Miren Pradier, dont on avait salué le travail sur l’adaptation française des « Faux British », le vaudeville de Henry Lewis, Henry Shields, et Jonathan Sayer donné voilà peu au Jeu de Paume d’Aix-en-Provence. Sous les traits de Valentine elle est absolument sublime et possède ces airs de femme blessée, rageuse, fragile et forte à la fois, en un mot inoubliable portée en particulier par les grandes actrices américaines. Que son héroïne soit rageuse ou déchirée d’impuissance, Miren Pradier possède dans son jeu toutes les palettes les plus bigarrées et les plus inventives. Rien que pour elle et pour ce mélange de drôlerie et d’émotion véhiculé par la pièce « Ma version de l’histoire » vaut que vous vous fassiez votre propre opinions sur… les mensonges et les vérités distillés par ce couple ô combien attachant.
Jean-Rémi BARLAND
« Ma version de l’Histoire » par Sébastien Azzopardi. Texte disponible à l’Avant-scène Théâtre. 128 pages, 14 €. Pièce à voir du mardi au samedi à 21heures, le samedi et le dimanche à 16h30 au Théâtre Michel – 38 rue des Mathurins – 75008 Paris. Réservations au 01 42 65 35 02 ou sur theatre-michel.fr