C’est drôle, c’est grinçant, ça rit de tout, y compris de la solitude et de la dépression, de peur d’être obligé un jour d’en pleurer. C’est déjanté, très bien écrit, savamment construit, rythmé en diable, mis en scène avec virtuosité et joué avec brio et panache. Ayant obtenu en 2024 le Molière de la meilleure comédie et celui du meilleur auteur francophone vivant, « C’est pas facile d’être heureux quand on va mal » qui se donne à Paris au Théâtre Tristan Bernard jusqu’au 28 juin est un régal.

Cette pièce qui prend le contrepied de son titre n’apporte que du bonheur. Une fête théâtrale qui nous fait plonger dans l’univers hilarant et touchant de cinq Parisiens en quête du bonheur. Une mission qui semble tout sauf simple, parce que justement pour eux « c’est pas facile d’être heureux quand on va mal ».
Le résumé de la pièce que l’auteur Rudy Milstein nous présente, avec drôlerie là encore, est assez limpide : « Nora et Jonathan sont en couple depuis bien trop longtemps. Et c’est nul. Maxime quant à lui fait des partouzes pour rencontrer l’homme de sa vie. Et c’est nul aussi. Timothée lui, pense qu’il est heureux, alors que sa vie est nulle. Jeanne a une vie bien nulle, mais par contre elle le sait. » Jonathan a beau être psy, cela ne le protège pas du malheur…. Quand Nora le quitte et va dormir chez Jeanne qui vient d’apprendre qu’elle a un cancer c’est vraiment pas la joie. Même impression de vague à l’âme pour Maxime, gardien d’accueil dans un musée qui rencontre Timotée un pervers narcissique qui écrit des discours pour un député et dont il tomba amoureux. Ça se passe si mal qu’il va épancher sa peine sur le divan de Jonathan tandis que Jeanne demeure lucide quant à son avenir plutôt sentimentalement fermé.
Quand Feydeau s’invite chez Freud
La manière dont l’auteur Rudy Milstein -qui signe également la mise en scène aux côtés de Nicolas Lumbreras qui interprète Jonathan- organise l’ensemble, tient de la virtuosité folle. Les déplacements des uns et des autres s’enchaînent sans temps mort, on visualise très bien les différents lieux traversés par les personnages (métro, appartement, boîte de nuit, cabinet du psy etc..) et par conséquent « C’est pas facile d’être heureux quand on va mal », c’est comme si Feydeau s’invitait chez Freud.
Très musicale la partition du texte invite les spectateurs à chanter, ceux-ci sont d’ailleurs accueillis au son de la guitare de Jonathan avant que le rideau se lève sur les déboires des uns et des autres. Portes qui claquent, quiproquos, phrases assassines et d’une ironie mordante comme lorsque Nora lance à Jeanne : « Tu es amoureuse de mon ex, c’est comme si tu tombais amoureuse de mon caca… », monologues surgissant çà et là qui sont comme autant d’expressions de soi, la pièce qui ressemble à du Boulevard creuse en filigrane des sujets graves. La maladie, la déportation dans les camps de la mort, les rapports mère-fils dans ce qu’ils peuvent être possessifs, la fidélité aux autres et à ses idéaux de jeunesse, tout respire la pertinence psychologique. Et de plus les interprètes sont tous au diapason.
Interprètes virtuoses
Tous sans exception apportent à l’édifice leur pierre d’angle, leur énergie, leur disponibilité, leur faculté à proposer un travail de troupe. Zoé Bruneau en alternance avec Ariane Boumendil dans le rôle de Jeanne, Constance carrelet en alternance avec Baya Rehaz sous les traits de Nora s’imposent comme des comédiennes exceptionnelles que l’on croirait sorties d’un film de Cassavetes. Erwan Téréné l’insupportable Timotée de la pièce est à ce point parfait qu’on se surprend à détester cordialement son personnage. Nicolas Lumbreras, en Jonathan, sorte de Pierrot lunaire qui n’a plus rendez-vous avec le soleil demeure émouvant de bout en bout. Rudy Milstein est Maxime remplacé en alternance par un Arthur Fenwick, comme à son habitude exceptionnel. Celui-ci dont on avait dit tout le bien ici de son jeu explosif dans le court-métrage de Lucie Benhamou -Tombé par terre- et qui fut inouï d’intensité face à Anne Parillaud dans l’adaptation théâtrale française du film « Le lauréat » crève littéralement les planches. A eux tous ils accompagnent avec éclat les rouages d’un texte humain très humain qui se garde bien de juger chacun de ses protagonistes. Un brillant quintette donc… pour une pièce à ne pas rater. Et qui nous rend… heureux !
Jean-Rémi BARLAND
Au théâtre Tristan Bernard – 64 rue du Rocher – 75008 Paris. Du mardi au samedi jusqu’au 28 juin 2025. Plus d’info et réservations theatretristanbernard.fr