Publié le 18 janvier 2016 à 19h23 - Dernière mise à jour le 27 octobre 2022 à 21h33
«De l’air, de l’air !», scandaient les soixante-huitards en pétard contre une France engoncée dans ses habitudes de formica. Le voilà, cet air, qui traverse comme un coup de mistral la république des lettres. «Envoyée spéciale», quinzième roman et dix-septième opus de Jean Echenoz est une première bonne nouvelle pour l’année des livres 2016 ! Détail qui ne gâche rien, ce roman est aussi et surtout un magistral éclat de rire.
Les puristes feront la moue, trouveront, çà et là, quelques facilités et jugeront l’auteur de «14» en roue libre. Que nenni ! Cette parodie des histoires d’espionnage narrant les (més) aventures de personnages tous aussi top-secret les uns que les autres, est un régal. Drôle, déglingué, un vrai bonheur ! Au fil d’un récit fait de zigs et de zags, qui n’altèrent en rien le déroulement de l’intrigue, nous cheminons des quartiers de Paris, ses rues, son métro, ses couleurs et sa pluie, à la Corée du Nord, caricature des tyrannies dont on comprend toujours mal ce dont «elles sont capables d’être capables», en passant par la Creuse, ses fermes désertées ou ses éoliennes haut perchées. Dans les pas de Constance, -il n’y avait pas de meilleur prénom pour appeler l’héroïne-, le récit ne s’embarrasse pas de détails… Et cette mission séduction à Pyong Yang d’une Mata-Hari qui s’ignore est un exercice jubilatoire. Elle est entourée, enlevée, chouchoutée et séduite par une bande de bras cassés dignes des Marx Brothers. Le ballet de leurs apparitions-disparitions, guidé par un général pré-retraité et son homme de confiance aux multiples prénoms, évoque le balancement métronomique d’un yoyo commandé par la main sûre d’un écrivain qui n’oublie jamais de cadenasser avec ironie l’ensemble de ces péripéties. Ainsi, les «etc., etc.» viennent scalper les éventuelles digressions, tandis que les descriptions, dignes du vieux nouveau roman, gardent des allures de légers travellings par la grâce d’un montage au cordeau.
A savourer, sans tarder !
A l’heure où nos écrivains rouscaillent, pleurnichent, se lamentent sur le devenir d’un monde qui nous échappe, Echenoz, lui, chemine gaiement. Les coups d’éclats de ses services secrets sont autant d’éclats de rire qui passent à la moulinette nombre de nos habitudes. On peut aussi dire, in petto, que le récit se joue avec bonheur du lecteur, car le narrateur décomplexé, foule au pied les règles canoniques qu’exigeait, naguère, l’art de romancer. Le miroir promené sur le bord du chemin, cher à Stendhal, est bien là, pourtant. Seulement, Echenoz le brise, l’éparpille, le disperse façon puzzle. Il nous offre un kaléidoscope mis au service de l’humour et tout cela pourrait paraître «Excessif», comme le titre de la chanson qui a fait le tour du monde des «charts », comme le disent les animateurs du top 50. Très juste, car ce tube ravageur, pure invention de l’auteur, est évidemment le nœud gordien de l’affaire, mais l’y réduire serait oublier tout le reste, qui s’enchaîne pour la plus grande joie des amateurs de clins d’œil, de satire et de coups fourrés.
Il y a du «007» décalé mixé à du branquignol français, comme le béret, français, dans ces avatars d’espionnage, où Blake Edwards rechercherait sans la repérer une panthère rose. Quoique, il s’agit plutôt ici d’éléphants, de papillons, mais bon… Prenez le plaisir de savoir le pourquoi du comment vers le 38e parallèle… Alors, vite, précipitez-vous sur cet opus, dont les chatouilles stylées et élégantes, sans avoir l’air d’y toucher, font du bien à nos zygomatiques. L’espionnage en roue libre, c’est à savourer, avec gourmandise, sans tarder !
Baptiste Bilghert
«Envoyée spéciale» – Jean Echenoz – Éditions de Minuit – 313 pages -18,50€.