Publié le 5 août 2019 à 10h58 - Dernière mise à jour le 29 octobre 2022 à 12h06
De retour des obsèques de sa mère, un jeune homme pose l’urne sur la table, et fume une cigarette sur la table de la salle à manger. Il écoute un moment le bruit des pas du voisin du dessus…Puis, soudain il adresse la parole à l’urne funéraire. Il a un secret à dévoiler. Mais cette présence qu’il sent au-dessus de sa tête le trouble. Il voudrait tant que cet homme croisé plusieurs fois ne soit pas seulement un ami…mais davantage. Et commence alors un long monologue qu’il lui adresse et qu’il adresse à sa mère. Un monologue poignant durant lequel il évoquera son homosexualité, règlera des comptes familiaux, présentera son parcours de vie, et qui le conduira (peut-être) à une certaine forme de sérénité. Ralentir chef-d’œuvre ! Autant par l’écriture inouïe à la fois réaliste et poétique qui n’a rien à envier aux auteurs puissants que sont Koltès, Py, ou Lagarce, dont elle se rapproche par moments, que par le jeu exceptionnel de son auteur Geoffrey Rouge-Carrassat qui interprète lui-même ce personnage de fils désormais orphelin de sa mère mais fort d’une liberté recouvrée. Magnifique en scène, osant tout, incarnant également la mère en enfilant une robe et des chaussures à talons, enchaînant torse nu, en se dessaisissant du costume du début (un changement physique lié à celui de son âme), l’acteur ose tout, ne s’épargne rien, enchaînant et, d’une voix profonde à la diction parfaite secoue les cœurs et les consciences. La beauté du diable pourrait-on dire à l’écoute de ses propos violents ? Non, plutôt la magnificence d’une « figure archangélique», celle de «L’ange Heurtebise frappant au carreau» comme l’a noté un critique théâtral du journal L’Humanité. Tout cela assumé, pensé, réfléchi et participant d’un vaste projet esthétique, éthique, culturel. « Au début, explique Geoffrey Rouge-Carrassat, ce « Roi du silence » était une affaire personnelle. Je voulais faire de mon coming-out un spectacle. J’avais gardé le secret plus de dix ans et le dévoiler simplement me semblait une perte. J’ai retrouvé ma chambre d’adolescent et j’y ai récupéré quelques souvenirs à partir desquels j’allais pouvoir écrire le journal intime de mes désirs inavouables, le pacte de silence que j’avais signé avec moi-même et quelques textes bien gardés qui semblaient déjà écrits pour le spectacle. Il s’agissait d’écrire d’abord et d’organiser ensuite. Écrire beaucoup jusqu’à ce que certaines thématiques se dégagent : l’orgueil dans la honte, le travail comme compensation, la haine plus que l’amour». Et ainsi de répondre au passage à quelques questions douloureuses comme : pourquoi le silence est-il gardé si longtemps ? Qu’est ce que cette place autour de la tablée familiale a de si précieuse ? Pourquoi l’enfant ne fugue pas ? N’y a-t-il pas une volupté dans la culpabilité ? Le coming-out ne serait-il pas une perte autant qu’une libération ? Avec toujours chez l’auteur une intelligence de ton qui pousse à faire sortir sa pièce des cadres liés à ce genre de textes.
«Simplement raconter une histoire d’amour»
En effet, il ne faudrait pas penser que «Roi du silence», comme c’est souvent le cas avec de tels seuls en scène, soit un spectacle communautariste. Loin s’en faut ! La mise en scène que l’acteur nous propose, enrichie de la subtile collaboration artistique d’Emmanuel Besnault (la scène où le fils déposant les cendres de sa mère sur une sorte de tambour frappe sur celles-ci avec des bâtons ou quand le fils glisse sous la table sont absolument poignantes, et somptueuses visuellement), tendent à rendre à la pièce une portée universelle. Geoffrey Rouge-Carrassat qui ne voulait pas faire ici un énième spectacle sur l’homosexualité souhaitait de son propre aveu «raconter une histoire d’amour ». Ce qu’il fait, avec finalement beaucoup de pudeur, de violence assumée, et contenue, d’humour, d’ironie, de tendresse, et on ne le répètera jamais assez, par la magie d’une interprétation à couper le souffle. Il faut dire que Geoffrey Rouge-Carrassat connaît bien tous les rouages du théâtre et qu’il sert ce dernier avec élégance, foi et sens du partage.
Enseignant de théâtre et auteur de «Conseil de classe»
Né le 14 juin 1995, issu du Conservatoire de Lyon avant de rentrer, à l’âge de dix-sept ans au Conservatoire National Supérieur de Paris, où il travaille (excusez du peu) avec Daniel Mesguich, Georges Lavaudant, Dieudonné Niangouna, Stuart Seide, et l’immense Xavier Gallais (prodigieux dans «La fin de l’homme rouge» bientôt visible au Théâtre du Jeu de Paume d’Aix-en-Provence, ou dans «Providence» de Neil LaBute et une adaptation de Pierre Loti donnés dans le Off d’Avignon), il présentera en 2014 sa première création «La sangria de Sanguille». Un spectacle chorégraphique pour quinze acteurs suivi en 2015 d’un texte «Y’a pire, faut pas se plaindre ! », qui sera primé par le Centre National du Théâtre. En 2017, il joue 85 fois Scapin dans Les Fourberies de Scapin, mis en scène par Emmanuel Besnault – au Théâtre du Lucernaire et puis au Festival d’Avignon. En 2016-2017, il est artiste résident au Collège Cesária Évora de Montreuil (93), dans le cadre du programme AIMS (Artiste Intervenant en Milieu Scolaire) soutenu par les Fondations Edmond de Rothschild, Paris Sciences et Lettres Research University et la Drac Île-de-France. Il écrit et met en scène «Imagine une cabane» avec 11 adolescents au Nouveau Théâtre de Montreuil.
A la suite de cette expérience, il crée le seul-en-scène «Conseil de classe» au Théâtre de Belleville. Un professeur est seul dans une salle de classe. A l’abri des regards et des oreilles, c’est l’occasion pour lui de dire à ses élèves ce qu’on ne se risque jamais à leur dire. Filant avec poésie, la métaphore du dompteur de fauves avec lequel il s’est habillé, la classe se transforme en véritable chapiteau de cirque. Il faut bien avoir en tête qu’en écrivant et montant ce spectacle donné comme «Roi du silence» au théâtre des Barriques dans le cadre du off d’Avignon, le comédien s’est souvenu qu’il est lui-même enseignant. Brillant devrait-on ajouter puisque en 2018 il obtient le Diplôme d’État de professeur de théâtre avec les félicitations du jury et qu’en 2019 il est détenteur d’un Master de création littéraire à l’Université Paris 8. « Après chaque cours de théâtre que je donnais, explique-t-il , j’attendais que tous les élèves soient sortis, je refermais la porte derrière moi, j’allumais mon dictaphone, et je racontais ce que je venais de vivre. Parfois même je rejouais certaines situations auxquelles je n’avais pas su répondre -par manque de répartie, de recul, de courage, ou parce que le règlement intérieur ne me le permettait pas- et j’inventais alors ce que j’aurais pu dire.»
Créateur de La Compagnie La gueule ouverte
Pour mener à bien ce projet autour de «Conseil de classe» Geoffrey Rouge-Carrassat a fondé sa Compagnie qu’il a appelé «La gueule ouverte», nom dont il parle non sans humour. «Tout d’abord, dit-il, la Compagnie « La gueule ouverte » s’appelle « La gueule ouverte » mais a failli s’appeler Marée basse -mais bon on est implanté à Saint-Bonnet-de-Mure à côté de Lyon-; Persyl -parce que ça sonnait joli mais on n’aime pas trop quand ça sonne juste joli- alors Polisseuse orbitale excentrique -parce que ça nous parle mais on préfère que ça parle aux gens- ou L’éplucheur ou Le dénoyauteur -mais on voulait pas non plus vous faire peur- ou Moteur de recherche -mais on voulait pas non plus vous ennuyer- Matière brute -mais on préfère quand il y a un peu de travail quand même- Terrain vague -gros coup de cœur mais la marque était déjà déposée à l’Institut National de la Propriété Industrielle – alors Terrain vaste ou Terre vague -mais bon- Quartier libre -cliché- Hangar désert -parce qu’on n’a rien contre aller voir ailleurs- Blanche nuit -parce que Nuit blanche était déjà pris 56 fois mais ça faisait Blanche Neige- alors MInuit pile -mais ça faisait Cendrillon- alors Rois du silence -parce que c’est à eux qu’on veut donner la parole mais ça faisait encore jeune public et on fait pas que ça – et qu’est-ce que l’on fait des Reines du silence -et pourquoi pas Grand bassin -mais ça faisait un peu natation alors que vous l’aurez compris c’est plus du théâtre qu’on fait- ou Piscine à vague -mais bon ça faisait un peu on va changer le monde alors qu’on est vachement modeste- bon bah Quelque chose -parce que ça commençait à nous emmerder de devoir choisir- et au bout d’un moment ça a été La gueule ouverte parce qu’on aurait pu continuer à chercher longtemps parce qu’on aime ça chercher mais on s’est arrêté sur La gueule ouverte donc ça s’appelle Compagnie La gueule ouverte et avec le temps on commence à s’y faire.»
Un spectacle intitulé « Dépôt de bilan »
Toujours en mode création, artiste complet, auteur et interprète comme on en croise pas souvent, (redisons combien «Roi du silence» qui sera repris à Paris en février 2020 au Théâtre des Déchargeurs à Paris demeure un choc émotionnel autant qu’artistique), Geoffrey Rouge-Carrassat s’est attelé en résidence à (titre provisoire) «Dépôt de bilan». On suit ici le parcours de trente employés d’une entreprise. On y raconte la vie de ces hommes et de ces femmes à la troisième personne, dans ce qui sera un texte empreint de sincérité (concept très important selon lui pour définir ce qu’est une construction d’écriture intéressante). Amoureux des mots, du jeu et des gens, gageons que Geoffrey Rouge-Carrassat saura là encore nous faire rire et nous émouvoir.
Jean-Rémi BARLAND
«Roi du Silence» au Théâtre des Déchargeurs, 3 rue des Déchargeurs 75001 Paris. Réservations du lundi au vendredi, de 10h à 18h au 01 42 36 00 02 et la billetterie du lundi au vendredi de 17h30h à 22h et le samedi à partir de 18h00 au 01 42 36 00 50 ou par mail via reservation@scenesblanches.com.