Publié le 31 mars 2021 à 9h13 - Dernière mise à jour le 31 octobre 2022 à 15h45
La crise sanitaire a éteint toutes les lumières de la culture. Les spectacles ont tiré leur révérence et les scènes des théâtres ont été vidées. En attendant des jours fastes, quelques productions sont présentées sans public évidemment mais avec un peu de presse et quelques professionnels avec une prise de grandes distances entre chacun. C’est ainsi que nous avons pu rencontrer Clément Amézieux à l’issue de la pièce «Le reste vous le connaissez par le cinéma» de Martin Crimp dans une mise en scène d’Angie Pict donnée au théâtre Antoine Vitez à Aix-en-Provence.
Prenez le texte de Martin Crimp «Le reste vous le connaissez par le cinéma» dans sa traduction française de Philippe Djian. Demandez à la très inventive Angie Pict d’orchestrer cette pièce assistée à la scénographie d’Eric Schlaeflin dans une mise en scène où domine la couleur…rouge. Ajoutez du rouge. Saupoudrez le tout….de rouge, encore du rouge, toujours du rouge, couleur du sang répandu durant le combat que vont se livrer Etéocle et son frère Polynice autour du trône de la cité de Thèbes. Et vous aurez un spectacle passionnant, d’une beauté visuelle exceptionnelle, qui porté par une troupe de comédiens et de comédiennes jouant au diapason demeure d’une puissance sans failles.
Grande dame du théâtre Angie Pict ose tout, bouscule les gens et les choses, et comme l’Allemand Frank Castorf, (celui de «Bajazet») auquel son travail fait songer, prend le risque de déplaire, de malmener tous et chacun, en laissant sur le spectateur des traces durables et profondes. De cette production portée par Sofy Jordan (Jocaste), Albert Huline (Polynice), Jeanne Peltier-Lanovsky (Antigone), Julien Gourdin (Créon), Eric Schlaeflin (Oedipe), on retiendra la présence quasi magnétique de Clément Amézieux qui apporte au rôle d’Etéocle humour noir, fantaisie lunaire et folie dévastatrice.
Rencontre avec Clément Amézieux qui, comme ses camarades de jeu, marque les esprits dans cette pièce choc écrite d’après «Les Phéniciennes d’Euripide». Une pièce incandescente où Martin Crimp et Angie Pict font planer l’ombre du «Théorème » de Pasolini et de la divine Silvana Mangano.
Destimed: Pouvez-vous revenir sur votre formation et parcours ?
Clément Amézieux: Enfant, je voulais réaliser des films. J’ai donc choisi un bac littéraire avec option cinéma. Après quelques tentatives de courts-métrages plus ou moins réussis, j’ai compris que je n’avais probablement pas les épaules pour porter un film sur plusieurs années comme le font les réalisateurs. Un peu découragé -car trop ambitieux pour mon âge-, je me suis tourné vers les études de lettres parce que je ne savais pas quoi faire d’autre. Mais, j’ai véritablement éprouvé le plaisir du texte et la joie de percevoir l’épaisseur du monde quand j’ai lu «À la Recherche du Temps perdu» de Marcel Proust.
Puis le désir d’éprouver un travail plus physique et concret m’a mené à faire un détour par une formation de pâtisserie. Rebuté par ce milieu très viriliste, où l’exploitation des autres semble aller de soi pour tout le monde. J’ai ensuite découvert les sciences sociales, et particulièrement l’anthropologie. Je suis donc retourné à l’université pour m’y former, et c’est à ce moment là que je me suis inscrit à l’atelier de théâtre mené par Angie Pict dans le cadre de sa formation. Pendant quelques temps, l’étude des sciences sociales et la pratique du théâtre amateur ont été mes deux activités principales -en plus des divers boulots à mi-temps qui me permettaient de payer mon loyer-.
Mais de fil en aiguille, le théâtre prenait de plus en plus d’importance. Un jour, Yan Gilg, qui était alors directeur artistique de la compagnie «Mémoires vives», m’a proposé de coécrire et d’interpréter avec lui un spectacle musical sur les conflits de classe pendant la Première guerre mondiale : «Pointu/Poilu». C’est grâce à Yan et à ce spectacle que j’ai pu professionnaliser ma pratique. Entre temps, j’ai évidemment continué de travailler avec Angie, qui a rejoint la compagnie L’Argile où elle s’est davantage intéressée au théâtre anglais contemporain, et notamment à Martin Crimp. Notre travail collectif sur les textes de Crimp m’a éveillé à des questions de traduction qui sont devenues centrales dans ma pratique théâtrale. Récemment, je suis donc retourné (encore) à l’université pour me former au métier de traducteur.
Comment abordez-vous un rôle en général et celui de la pièce « Le reste vous le connaissez par le cinéma » de Martin Crimp où vous jouez Etéocle?
Je ne sais pas. Si c’est un rôle déjà écrit, j’essaie de lire le texte avec mes camarades et de comprendre pourquoi les personnages disent ce qu’ils disent. J’essaie de comprendre la logique générale du texte, son harmonie, et puis le rôle de mon personnage dans cet ensemble. Je me pose d’abord des questions très cérébrales (pourquoi ? qu’est-ce que ça veut dire ? quel est le sous-texte politique ?), et peu à peu, au fil des répétitions, les questions cérébrales se digèrent, s’assimilent, et laissent place aux questions d’oreille (comment ça sonne ? quel volume ? quelle hauteur ? quel rythme ?) et d’œil (quel contraste avec mes partenaires ? quelles lignes tracer avec eux sur le plateau ? etc.). Pour le rôle d’Étéocle, et pour tous les rôles de la pièce, je crois que c’est ce que nous avons fait.
Pour cette pièce, nous avons commencé par un travail choral où les rôles n’étaient pas distribués
Comment avez-vous travaillé dans cette pièce avec la metteuse en scène Angie Pict?
Angie laisse beaucoup de liberté aux comédiens et aux techniciens. Elle tient à ce que chacun trouve sa voix, et travaille énormément pour nous aider à la trouver. Pour cette pièce, nous avons commencé par un travail choral où les rôles n’étaient pas distribués. Nous avons d’abord formé un groupe, appris à nous accorder, à ajuster nos corps et nos voix les unes aux autres pour former un ensemble cohérent. Puis quand les rôles ont été distribués, nous avons procédé par itérations successives. En répétition, chacun est libre de proposer un son, un geste, un dispositif scénique. Tout se passe comme si Angie dirigeait un orchestre de jazz : la structure du morceau existe et doit être respectée, les musiciens doivent travailler ensemble pour faire éprouver cette structure au spectateur, mais à l’intérieur de ce canevas, les possibilités d’improvisation, d’invention et de rupture sont infinies.
Qu’est-ce que pour vous une grande pièce ?
Je n’ai pas d’idée bien précise à ce sujet. Il me semble exister autant de grandes pièces que de définitions d’une grande pièce. Ça peut être un texte urgent, nécessaire à son époque, ou une proposition qui rebat certaines cartes esthétiques de façon cohérente et pérenne. Je ne sais pas.
Et un grand film ?
Même chose. Un grand film peut tout aussi bien dynamiter les conventions que les sublimer. Je crois que le plus important est de maîtriser les outils du cinéma (et cela n’advient que par le travail acharné, les itérations successives) pour leur faire exprimer un propos ou un sentiment qui fasse résonner le fond avec la forme.
J’aime éprouver les œuvres dans leur continuité
Vous aimez plutôt jouer au cinéma ou au théâtre ?
Au théâtre. J’ai très peu d’expérience devant la caméra, mais celles que j’ai vécues m’ont laissé entrevoir un rythme de travail beaucoup plus saccadé qu’au théâtre. J’aime éprouver les œuvres dans leur continuité, ce que la fabrication du cinéma ne permet presque jamais. Et puis au théâtre, il y a un esprit de troupe beaucoup plus marqué, une organisation du travail beaucoup plus horizontale, où chacun est en droit d’exprimer une vision d’ensemble sur ce que le groupe est en train de produire.
Quels sont les acteurs et actrices qui vous ont marqué ?
J’ai longtemps été beaucoup plus attentif au travail de mise en scène qu’à celui de comédien. Au cinéma comme au théâtre, il m’a toujours semblé que la lumière, les cadrages, le montage et la création sonore faisaient quasiment tout le boulot, et que les interprètes n’avaient plus qu’à faire ce qui leur était demandé. C’est à travers la pratique que j’ai appris à estimer le travail de comédien. Auparavant, j’ai surtout été marqué par des réalisateurs de cinéma : les grands classiques comme Tati, Godard, Kubrick, Leone, Tarantino, Miyazaki, mais aussi plus récemment les approches de Spike Jonze, Satoshi Kon et Alfonso Cuarón. En réalité, je pense aujourd’hui que tous ces cinéastes doivent énormément aux comédiens avec qui ils ont travaillé.
Le rôle d’Étéocle consiste en l’irruption fracassante d’un enfant-roi qui s’approprie tout l’espace…
Dans cette pièce vous êtes dans la densité, la générosité, les fulgurances. Avez-vous une appétence particulière pour l’esprit de troupe qui semble nourrir le travail de chacun sur la pièce ?
Je pense vraiment chacune des partitions du spectacle comme les multiples instruments d’un orchestre. Et il se trouve que dans cette orchestration, le rôle d’Étéocle consiste en l’irruption fracassante d’un enfant-roi qui s’approprie tout l’espace et refuse de céder un iota de son pouvoir. Il faut donc trancher avec les autres tonalités tout en demeurant sans cesse attentif aux placements et aux intentions de chacun. Angie nous a beaucoup fait travailler l’écoute, l’attention aux partenaires. Par exemple, les personnages des Filles (interprétées par Emmanuelle Seymat et Mara Molinaro) dictent souvent la tonalité des répliques, et sont susceptibles de mettre l’action en pause à tout instant, ce qui nous oblige à rester à l’écoute. À cet égard, le texte de Crimp est également très intéressant puisqu’il est capable de grandes envolées lyriques, tout en étant criblé de ruptures extra-diégétiques qui forcent le comédien (et le spectateur) à prendre du recul sur ce qui est représenté. Avec Crimp, il est impossible de se gargariser : les personnages oublient constamment ce qu’ils doivent dire, et s’appuient toujours sur les autres pour que le spectacle continue.
«Ces temps-ci, je prends énormément de plaisir à traduire»
Avez-vous envie d’écrire vous-même ?
J’ai co-écrit Pointu/Poilu avec Yan Gilg en 2018. Auparavant, j’avais également écrit le dernier tableau du spectacle Mise en veille, mis en scène par Angie Pict en 2017. Ces temps-ci, je prends énormément de plaisir à traduire. La traduction est à mi-chemin entre l’écriture et la comédie, puisqu’il s’agit de comprendre profondément un texte pour en restituer le sens au public, mais ceci à travers un travail de rédaction. Je me sens bien dans cet espace liminaire : je suis tranquillement chez moi, le corps au repos, mais j’interprète et je restitue la musique d’un texte comme si j’étais au plateau. En ces temps où le public n’a pas le droit de venir, c’est une position très plaisante. Et puis cela donne des idées pour de futurs spectacles en attendant la réouverture des théâtres !
Quels rôles ou auteurs aimeriez-vous interpréter?
Je suis très admiratif du travail de Zinnie Harris, une autrice anglaise traduite en français par Blandine Pélissier. Ses pièces utilisent certains motifs de la littérature fantastique pour raconter des histoires très contemporaines et développer (sans toujours en avoir l’air) une vision très pertinente du présent apocalyptique où nous vivons. Dans un autre registre, je suis complètement amoureux de l’écriture de Grégoire Bouiller. Pendant le premier confinement, j’ai lu l’intégralité de son roman Le Dossier M en direct sur Twitch (les enregistrements se trouvent aujourd’hui sur YouTube). Je rêve d’une pièce de théâtre écrite par lui. Mais avec un travail d’adaptation, je pense que ses textes d’autofiction conviendraient aussi très bien au spectacle vivant.
Vos projets?
Une traduction de théâtre avec Eric Schlaeflin, un conte musical avec Elsa Vautrain et Mathias Duplessy, et plusieurs spectacles dont la création fut brutalement interrompue il y a un an et dont j’espère qu’ils reprendront vie très prochainement !
Jean-Rémi BARLAND
«Le reste vous le connaissez par le cinéma» par Martin Crimp. Traduction de Philippe Djian. (Editions de l’Arche).