Publié le 24 novembre 2012 à 1h00 - Dernière mise à jour le 26 août 2023 à 15h46
« Peut-on parler d’une révolution numérique qui changerait profondément la donne au plan politique ? », telle est la question qui a animé la deuxième table ronde des Rencontres d’Averroès, ce samedi 24 novembre, dans un Auditorium du parc Chanot toujours aussi plein, toujours aussi attentif, curieux.
Entre révolution numérique et big brother
Animée par Florian Delorme, France Culture , elle a réuni l’historien des religions et spécialiste du numérique Milad Doueihi ; l’entrepreneur français et spécialiste des médias sociaux et du web social, l’enseignant Fabrice Epelboin ; le professeur de théorie sociale au Département de Sociologie de recherche sociale de l’Université de Trente ; et Amira Yahyaoui, militante tunisienne qui a créé l’ONG Al Bawsala, qu’elle préside, et le site Internet sur l’Assemblée constituante, marsad.tn. Un débat qui a longuement abordé la question de savoir si tout pouvait être publié sur le Net alors que Fabrice Epelboin s’inquiétait de la mise en place de système de contrôle et affirmait que le modèle constitutionnel français était inadapté aux nouvelles technologies.
« Avant il y avait la rue arabe, maintenant il y a le peuple arabe »
Pour signifier l’importance des nouvelles technologies Milad Doueihi estime : « Avant, il y avait la rue arabe, avec le numérique, est apparu le peuple arabe. Avant, le choix qui s’offrait relevait du tragique : résister ou subir, le numérique a ouvert le champ de la dissidence. Il a également remis en question la représentation classique des élus et fait émerger de nouveaux critères de pertinence et de légitimité ».
Amira Yahyaoui confirme qu’Internet a été un outil qui a contribué à faire tomber Ben Ali « mais le plus important c’est ce qui s’est passé sur le terrain. Bouazizi n’avait pas Internet, les premiers manifestants non plus. Après les cyber-activistes sont allés sur le terrain, leurs vidéos ont eu un petit effet sur le Net mais ce n’est que lorsque les télévisions s’en sont saisies que cela a profondément modifié la donne ».
« Internet a développé une culture de la transparence »
Selon elle, Internet a « développé une culture de la transparence, de la participation, même si les élus ne comprennent pas toujours qu’ils n’ont pas le droit d’écrire seuls la Constitution ». Fabrice Epelboin reconnaît qu’Internet a contribué au succès de la révolution en Tunisie, que cet outil a une longue histoire de liberté derrière lui, «mais c’est aussi un objet de contrôle et de surveillance. Les technologies ne cessent d’évoluer, on peut aujourd’hui placer un pays entier sous écoute, enregistrer toutes les communications ». Il plaide, enfin, pour la neutralité de l’Internet. « Le gouvernement français n’en veut pas, c’est très grave ».
Les foules font peur
Une peur, une volonté de contrôler qu’Andrea Brighenti met en perspective, dressant un parallèle entre la foule numérique et l’émergence de la notion de foule, à la fin du XIXe siècle. «Ces foules faisaient peur, étaient incontrôlables. Le printemps arabe, les mouvements tels les Indignés ou Occuper Wall Street prouvent que les foules sont toujours en capacité d’occuper les rues. Et cette présence réelle se superpose désormais à la multitude virtuelle des données numériques ».
Fabrice Epelboin de dénoncer vivement la France pour ses affaires dans le domaine de l’armement numérique, notamment en Syrie, puis de poursuivre « Les États-Unis placent le premier amendement sur les libertés individuelles au-dessus de la Bible , en France la liberté individuelle s’arrête là où commence celle d’autrui. Ce sont deux notions très différentes. Et, comme il est impossible de censurer sur le Net, la notion française est inadaptée. Ainsi, SOS racisme, pour des raisons que je conçois, demande la censure des propos racistes. Mais des gens informés pourront toujours contourner la censure, les contrôles, et se sera l’ensemble de la société qui sera surveillée ».
« La censure va donner une valeur exotique à des sites »
Sur la même question Amira Yahyaoui avance : « On peut tout dire sur les caricatures de Charlie Hebdo. Il suffit de ne pas les regarder, de ne pas acheter ce journal et c’est tout. Certains, en France, ont dit que ce journal n’aurait pas dû faire cela. Mais c’est terrible pour nous qui, en Tunisie, nous battons pour la liberté d’expression sur le sacré car on nous rétorque : mais en France, le pays des droits de l’Homme, certains parlent comme nous».
Milad Doueihi enchaîne : « La censure va donner une valeur exotique à des sites. Il faut au contraire les soumettre à la comparaison. La censure, c’est le risque le plus grave ». Au terme du débat, Fabrice Epelboin juge : « Si, demain, en France, tout le monde pouvait s’exprimer, notre société s’effriterait mais, si on ne le fait pas, la société s’effritera». No futur en quelque sorte.
A l’opposé, Amira Yahyaoui conclut : « Je rentre dès la fin du débat en Tunisie car, demain, nous amenons des hommes politiques dans un village à proximité de Bizerte pour débattre avec la population locale. Je crois que tout est possible. La culture de la participation fera que, peut-être, la Tunisie sera sauvée, et, aussi, la France ».
Luc CONDAMINE