Publié le 11 novembre 2016 à 11h38 - Dernière mise à jour le 29 octobre 2022 à 13h45
«Merci, merci. J’adore mon pays mais vous m’avez donné ce qui me manquait, ce qui faisait que j’avais l’impression d’avoir une jambe de bois. Cette Histoire que vous nous avez conté, raconté doit vivre au plus profond de nous car sans cela on ne peut pas regarder l’Autre. Alors continuez, continuez», lance une personne du public au terme de la première conférence du Collège de la Méditerranée assurée par l’historien Julien Loiseau qui dirige l’Institut français de Jérusalem, en dialogue avec Sobhi Bouderbala, maître-assistant à la faculté des sciences-humaines et sociale de Tunis. Une conférence, en ouverture des Rencontres d’Averroès, nouvelle édition, au théâtre de La Criée de Marseille, qui invite à se questionner sur « Surmonter la faille ».
Pour se poser cette question de la faille encore faut-il savoir ce qu’il en est de cette dernière. Aux tenants du choc des civilisations, cette première conférence a posé la question de savoir « qu’est-ce que l’Islam a changé à la Méditerranée? ». Pour Julien Loiseau: «La Méditerranée est un espace, un passé commun et, pourquoi pas, un avenir à construire». Puis d’en venir à l’Islam, un empire qui en moins d’un siècle étend son récit, celui du règne universel de la religion prêchée par Muhammad, des rives de l’Atlantique à l’embouchure de l’Indus. «Jusqu’au 18e siècle personne n’aurait pu croire que la façon de croire puisse être différente de la façon de vivre. L’Islam est une civilisation, un ensemble de façon de vivre faisant système. C’est une histoire, un processus et un récit qui s’est imposé à la faveur des victoires», explique l’historien qui évoque un Empire qui entend hériter des civilisations qui l’ont précédé et gouverner les innombrables peuples qui sont désormais sous sa Loi, sans retirer à chacun son génie propre ni d’ailleurs sa religion. «L’Islam c’est enfin une civilisation qui a fait mieux que survivre à son effondrement dont il ne reste plus aujourd’hui que le noyau, celui de la foi, des croyances et des rites».
«Les grandes villes de l’Islam s’approvisionnent jusqu’en Europe du Nord»
C’est sur les thèses de l’historien Henri Pirenne que s’appuie les tenants du choc de civilisation. C’est en partant de ce dernier que Julien Loiseau construit son propos. Ce dernier considère que la conquête musulmane en Afrique du Nord, en Occident, Espagne, Corse, Sardaigne… et en Orient rompt l’unité méditerranéenne, sépare l’Orient de l’Occident. «Le pouvoir en Europe se déplace plus au Nord et la richesse, dans l’État franc va dépendre du contrôle des terres». Pirenne avance que le commerce cesse. «D’autres études montrent qu’il n’en est rien. Le marché était énorme, les grandes villes de l’Islam s’approvisionnent jusqu’en Europe du Nord en métaux, fourrures et esclaves qui, pour certains, ont fait de très belles carrières. En retour des dinars d’or et d’argent arrivent en Europe, des objets précieux traversent la Méditerranée pour entrer dans le trésor des seigneurs, des abbayes et des églises. Et puis il y a le commerce des épices et de la canne à sucre dont l’Egypte s’est fait une spécialité». Les échanges se poursuivent donc «mais l’équilibre favorable à l’Ouest romain se déplace vers l’Orient musulman. La Méditerranée a cessé d’être le centre de gravité du monde qui se déplace vers l’Est. C’est à Damas que la capitale de la dynastie Omeyyade s’installe. Elle sera renversée par les Abbassides qui fondent Bagdad». La géographie se développe, une géographie arabe qui connaît deux mers, «la mer orientale, l’océan indien, mer hospitalière, poissonneuse, qui conduit jusqu’en Inde et en Chine, tandis que l’autre mer, la mer des Romains, est dangereuse. La première est agréable au goût, le deuxième amère et, entre les deux, Dieu a placé l’isthme de Suez».
«L’étranger bénéficie toujours d’une présomption favorable»
Pour l’historien la Méditerranée, avec l’Islam, reste une mer de conflits, «mais ce qui change c’est le destin des captifs. L’esclavage perdurera jusqu’au XIXe siècle mais, affranchis ou non, hommes et femmes peuvent occuper des fonctions importantes. Ces captifs, convertis à l’Islam, apportent une culture politique et l’idée existe que nul n’est plus fiable qu’un esclave à qui l’on donne la liberté. Des souverains recrutent leur garde rapproché parmi les esclaves, les eunuques aussi ainsi que des conseillers, des médecins. L’étranger bénéficie toujours d’une présomption favorable. L’Islam redonne toute sa place à l’étranger en Méditerranée». L’Islam a aussi eu un impact sur la géographie explique ensuite Julien Loiseau: «Rome apporte la culture de la vigne et de l’olivier ainsi que de grands monuments. L’islam va enrichir le jardin méditerranéen, il apporte les dattes, les aubergines, les oranges, les citrons, le riz, mais aussi le lin et le coton. L’Islam est aussi un formidable bâtisseur de villes». C’est également une langue, une civilisation, alors que «les conquérants ne représentent qu’une petite minorité de la population, 100 000 personnes en plus d’un siècle sur un bassin de population de 20 millions d’habitants». Mais l’arabe «devient la langue de l’administration et de l’impôt, c’est aussi la langue universelle de l’empire ainsi que celle du droit et des sciences. L’arabisation connaîtra peu d’échecs, si ce n’est avec les Kurdes et en Iran ou, après une phase de succès, elle va reculer.» Julien Loiseau insiste: «Ce n’est pas par esprit de tolérance, d’accueil que l’Islam utilise les compétences des Catholiques, des Juifs… l’Islam est une fondation sur le jeu des différences, un pouvoir fondé sur les minorités ethniques, religieuses. C’est aussi un système qui ne cherche pas à convertir, notamment pour des raisons financières, un non musulman paie plus d’impôt qu’un musulman». Mais ce système, s’appuyant sur les minorités: «ne résistera pas au XIXe aux nationalismes turc et arabe ».
«Un nouveau système monde s’installe avec Bagdad comme capitale»
Pour Sobhi Bouderbala, avec l’Islam «une dynamique intellectuelle donne une nouvelle dimension à la Méditerranée. Un nouveau système monde s’installe avec Bagdad comme capitale, l’Europe se retrouve en périphérie, elle n’en est pas pour autant exclue et la Méditerranée, si elle n’est plus au cœur, ne perd rien de sa vitalité. C’est un ensemble où la rencontre de l’Autre importe, contrairement aux discours que l’on entend aujourd’hui». Au préalable Thierry Fabre, le fondateur des rencontres d’Averroès qui en a repris la direction cette année avait expliqué que, le lendemain d’un triste 13 novembre 2015: «nous évoquions avec Julien Loiseau la nécessité d’une université populaire. Rien n’est plus important que l’ouverture de ce collège de la Méditerranée».
Michel CAIRE
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