Publié le 30 novembre 2013 à 9h22 - Dernière mise à jour le 27 octobre 2022 à 16h40
La Méditerranée comme champ d’analyse et lieu pertinent pour interroger le monde contemporain : c’est sur cette problématique que s’est penchée la deuxième table des XXe Rencontres d’Averroès. Et de s’interroger à la lueur de ce qui s’est passé depuis Fernand Braudel et sa Méditerranée considérée comme un « personnage historique », de son histoire ou plutôt de ses histoires : la Méditerranée : a-t-elle un avenir ?
« La Méditerranée, continent liquide ou ensemble fracturé ? » : c’était le thème de la deuxième table ronde des XXèmes Rencontres d’Averroès ce vendredi 29 novembre à l’Auditorium du Parc Chanot à Marseille. Pour introduire le débat, Emmanuel Laurentin, journaliste à France Culture qui avait endossé le costume de Monsieur Loyal, faisait référence à l’historien de la Méditerranée Fernand Braudel qui présente « la Méditerranée carrefour » comme « un être cohérent ». Pour Brigitte Marin, professeur d’histoire à l’université d’Aix-Marseille, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, cette « unité cohérente » peut s’entendre « sous un double sens ». « Il s’agit tout d’abord d’une mer, continent liquide, qui aurait une vertu unificatrice, avec une relation entre les hommes et les marchandises qu’elle aurait favorisée. La Méditerranée peut aussi être vue comme un objet d’analyse, un objet cohérent d’études, un cadre de référence », détaille-t-elle. Et de souligner que ces notions, qui ne sont pas « unanimement et universellement partagées » sur toutes les rives de la Méditerranée, demeurent « prépondérantes au Nord ». « Fernand Braudel pèse encore énormément, c’est une œuvre qui a une étonnante postériorité alors que le sujet a été élaboré dans les années 1920 lorsqu’il se trouve en Algérie », relève-t-elle.
Une œuvre qui a eu « plusieurs vies » avec « un contexte intellectuel et de réception » qui a varié au fil du temps. « Dans les années 1950-1970, c’est une réflexion sur ce que la Méditerranée a fait à l’Histoire. C’est une révolution dans la façon de faire de l’Histoire en distinguant le temps cyclique des conjonctures et le temps de l’action de l’homme. Ce qui intéresse l’historien, c’est l’histoire collective : l’histoire des flux, des routes commerciales. Ce qui aurait pu être le politique Méditerranéenne de Philippe II devient l’Histoire de la méditerranée qui est un être », explique l’historienne. Viendra ensuite le temps de « l’internationalisation de la Méditerranée » qui va « féconder des réflexions avec la Méditerranée dans le monde et le lancement de la série télévisée » inspirée de l’œuvre de Fernand Braudel dans les années 1970. Brigitte Marin estime enfin qu’aujourd’hui « il y a à l’évidence une nouvelle articulation de la Méditerranée politico-démocratique ». « La première destination touristique mondiale, une des premières routes commerciales énergétiques s’impose comme un laboratoire pour répondre aux défis qui s’imposent à nos sociétés, avec une intensification des recherches sur la Méditerranée », observe-t-elle.
« Un continent fracturé, et c’est une fracture de longue durée »
Pour Jocelyne Dakhlia, historienne, spécialiste du Maghreb, directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales de Paris, « on doit penser la Méditerranée dans un double mouvement ». « Fernand Braudel sur un plan politique, c’est un ouvrage qui permettait de penser la Méditerranée comme une unité, un socle et sous le jour de l’affrontement des empires avec une deuxième publication en pleine période de décolonisation », souligne-t-elle. Alors quelle Méditerranée ? « Les deux vont ensemble, répond l’historienne. Il ne faut jamais perdre de vue la tension géopolitique, les antagonismes religieux ou pas. Mais ne pas perdre de vue non plus qu’ils peuvent donner lieu à des rapprochements. »
Ainsi le développement du commerce et la découverte des langues « vont ensemble ». « D’autant plus que les affrontements ne se font pas de bloc à bloc entre Chrétiens et Musulmans : il y a toujours des rapprochements sur le terrain », relève Jocelyne Dakhlia. Et de citer ceux qui ont eu lieu entre le Maroc et l’Angleterre avec « des Maures dans la marine anglaise au XVIe siècle et des marins anglais qui font carrière en Méditerranée ». Elle observe également que « notre vision de la Méditerranée a évolué de manière récente ». « Ce n’est plus la même évidence physique. On a intégré une « méditerranéité » de l’Europe du Nord, pas seulement de l’Angleterre, mais jusqu’à la Scandinavie. La Méditerranée a touché des civilisations plus éloignées et on les regarde de manière différente. Aujourd’hui, on découvre ces circulations comme un élément structurant de ces civilisations », note Jocelyne Dakhlia.
Franco Cardini, historien et essayiste spécialisé dans l’histoire du Moyen Age, qui a notamment repris la chaire d’histoire médiévale à Florence en 1989, ne peut s’empêcher que confier son « pessimisme pour le présent ». « L’idée de continuité profonde de Fernand Braudel, en général ça tient. Il y a au niveau anthropologique une unité, une identité méditerranéenne. Mais une identité est toujours quelque chose de partielle, de dynamique, d’imparfait. Et les mots sont dangereux car on en a fait une utilisation exclusive », explique-t-il. Ainsi, si « nous partageons une identité historique, religieuse, un patchwork d’identité », la Méditerranée n’en est pas moins « un continent fracturé et c’est une fracture de longue durée ». L’historien la date des guerres persanes ou de celle entre Auguste et Antoine ou les deux « pensent que personne ne sera capable de battre l’adversaire », ce qui revient à « se partager le monde romain ». Un monde qui « n’est pas égalitaire, où l’Orient est plus fort, plus cultivé que l’Occident ».
« L’idée de la Méditerranée est née au Nord »
Franco Cardini rappelle aussi que « la Méditerranée occidentale est fracturée pendant la Renaissance » notamment du fait de « l’Espagne devenue christianisée ». Enfin, il note que « les croisades, lutte entre deux civilisations, chrétienne et musulmane, vont virer à des luttes entre chrétiens et musulmans ». « Le roi de France a trouvé un allié chez le sultan », relève-t-il. Une observation qui aide l’historien « à sortir du pessimisme ». « Il est possible de retrouver une communauté, il existe une possibilité de coexistence », juge-t-il.
Carla Eddé, historienne, spécialiste du Liban contemporain, chef du département d’histoire et de relations internationales à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, observe pour sa part que « Fernand Braudel a une large postériorité dans le Machrek arabe ». Ce qui selon elle tient à une double explication. « Fernand Braudel va se centrer sur l’histoire économique et sociale ce qui permet de s’éloigner de l’histoire. Et il étudie la Méditerranée du XVIe siècle, celle d’avant le colonialisme : c’est une image plus sereine », note-t-elle. L’historienne souligne également que « l’idée de la Méditerranée est née au Nord ». « Elle n’a pas d’équivalent en arabe. Les Ottomans parlaient de la mer blanche, les Arabes de la mer du milieu et au XIXe siècle, on parlera de la mer blanche du milieu. C’est une mer de domination, elle a une image peu reluisante », rappelle-t-elle.
C’est aussi au XIXe siècle que naît dans le monde arabe le terme de croisade. « C’est l’idée de la Méditerranée du conflit », insiste Carla Eddé. Si bien qu’aujourd’hui, cette idée de la Méditerranée ne fédère pas dans le monde arabe. « L’Égypte ne s’en réclame pas. Le Liban est le seul pays du Machrek qui s’en réclame, et ce n’est pas un hasard. Ce carrefour entre l’Orient et l’Occident, le Liban en a fait sa raison d’être avec l’idée selon laquelle « Beyrouth est le plus proche occident des Arabes. Le Liban a voulu faire cette synthèse entre l’Europe chrétienne éloignée de la colonisation et le monde arabo-musulman éloigné des extrémismes », étaye l’historienne. Et de rappeler que « ce compromis externe avait des raisons d’être internes ». « Les chrétiens ne cessaient de regarder vers l’Europe et les Arabes de se tourner vers le monde arabo-musulman. D’où cette idée d’arabiser les chrétiens et de « libaniser » les Arabes », explique-t-elle.
Le Liban est ainsi devenu « un message, une image qu’on a voulu vendre ». « Ça a marché jusqu’à un certain point », relève l’historienne qui renvoie que grand nombre d’expéditions menées au Liban par l’Angleterre, la France et les Etats-Unis. « Ceux qui voulaient régler un compte avec l’occident vont le faire au Liban », résume-t-elle.
« Où va-t-on si la culture commune n’est pas reconnue comme telle par ceux qui y participent ? »
Carla Eddé observe enfin qu’aujourd’hui, « la Méditerranée est un lieu de débat ». « Les sociétés méditerranéennes, au Nord comme au Sud, sont traversées par des tensions. En Egypte, des millions de personnes sont descendues dans la rue pour demander le droit au respect », relève-t-elle. A ses yeux, « ces divisions internes témoignent d’une aspiration à la Méditerranée et en même temps d’une dénonciation du néo-colonialisme qui veut dominer le Sud au nom des Droits de l’Homme par exemple ».
Edhem Eldem, professeur au département d’histoire de l’Université de Bogaziçi à Istanbul, évoque la révolution turque et rappelle que « le premier objectif de Mustapha Kemal était la mer blanche ». « Or, il s’est arrêté à Izmir. Ce qui montre que pour les Turcs, la mer la plus proche est la mer Egée. La Turquie n’a jamais eu de vision méditerranéenne », insiste-t-il. Certes au XVIe siècle, les Ottomans ont eu un certain contrôle de la Méditerranée. « Ils arrivent même jusqu’en rade de Toulon, mais ils n’y restent pas longtemps après la raclée de Lépante. Et au XVIIIe siècle, ils ne sont pratiquement plus maîtres de leurs eaux territoriales », rappelle l’historien.
Edhem Eldem observe également que « Fernand Braudel a dépassé la vision traditionnelle de l’historien » et date du XIXe siècle « la création d’un cosmopolite de la Méditerranée ». « La vision que nous avons aujourd’hui de la Méditerranée a plus ou moins été construite à ce moment-là, estime-t-il. Cela va avec un désir, une volonté de domination, d’hégémonie. » Ainsi, la littérature qui traite de la Méditerranée est française, italienne, c’est-à-dire issue de la rive Nord. « Ils vont s’emparer de la Méditerranée qu’ils contrôlaient plus que certains pays riverains », résume-t-il.
Et d’en revenir à cette « vision de communauté ». « Elle est vue par les historiens, les ethnologues. Mais où va-t-on si la culture commune n’est pas reconnue comme telle par ceux qui y participent ? Cette unité est là. Mais si l’Algérien, le Turc, le Grec n’a pas cette vision et ne sait pas qu’il est dans cette communauté, où va-t-elle ? », s’interroge l’historien. Edhem Eldem juge ainsi que « le monopole de la littérature du Nord crée une distorsion, un déséquilibre » aboutit à « une fracture entre les intellectuels, surtout du Nord, et les Méditerranéens ».
Pour Jocelyne Dakhlia, la Méditerranée apparaît aujourd’hui « comme un objet bon à penser pour gérer cette tension géopolitique liée à l’islam ». « L’idée méditerranéenne est une idée coloniale. Elle apparaît comme une extension intellectuelle de l’Europe sans qu’il y ait un rêve réciproque en retour », résume-t-elle.
« Bien plus que sa centralité économique, ce qui compte c’est son capital symbolique »
Brigitte Marin observe pour sa part que « Fernand Braudel n’invente pas la Méditerranée, c’est lui-même un héritier. Pour faire arriver la Méditerranée comme un héros de ce livre, il y a un héritage implicite. »
Jocelyne Dakhlia souligne également que « les anthropologues ont beaucoup remis en question cette idée de l’unité de la Méditerranée ». « La Méditerranée est une idée construite par l’Europe. Quand Henri Pirenne (NDLR : historien médiéviste belge) en parle dans un article en 1919, puis dans un ouvrage en 1922, le problème est de savoir comment reconstruire l’Europe après la Grande guerre. On sollicite alors un Sud de la Méditerranée pour mieux s’en séparer et reconstruire l’Europe comme on l’entend », analyse-t-elle. Et d’estimer cependant que ce projet « on peut aussi le repenser comme quelque chose de bon pour l’Europe et pour la Méditerranée ». « Il s’agit de penser les relations de la Méditerranée comme des relations poussées, interconnectées. C’est une façon de repenser l’Europe avec l’apport de ces populations musulmanes », étaye-t-elle.
Franco Cardini abonde dans le même sens. « La Méditerranée comme les historiens l’ont pensée, rêvée, n’existe pas. Il y a un bassin d’eau salée. La Méditerranée qu’on apprend est une extension du colonialisme », tranche-t-il. Et de comparer la Méditerranée à « la pomme rouge Ottomane ». « C’est le point d’arrivée d’un monde qui va changer, où l’occident est en train de devenir l’occident c’est-à-dire le lieu du coucher du soleil. Et ce dernier se lève sur un monde qui est en train de venir de Chine, d’Inde, du Brésil. Dans ce monde, la Méditerranée est en train de devenir une cible culturelle », juge l’historien. Il estime ainsi qu’« il faut avoir d’autres clés » de compréhension. « La Méditerranée aujourd’hui est comme un grand tapis roulant d’idées, de marchandises », plaide-t-il.
Une vision que ne partage pas Carla Eddé. « La Méditerranée, c’est le conflit. Au fond, Fernand Braudel aussi, c’est un processus historique qui peut se déconstruire », estime-t-elle. Avant de poursuivre : « La Méditerranée n’est pas un tapis roulant. Bien plus que sa centralité économique, ce qui compte c’est son capital symbolique, car l’homme ne vit pas que de pain, il a besoin d’idéologie, de religion. Donc je parlerai de culture. Et je croyais qu’on était là pour l’inventer. »
Le mot de la fin reviendra à Edhem Eldem qui répondra à une question du public sur le génocide arménien. « Le terme de minorité lui-même prête à débat car il s’agit de populations à part entière d’un empire multi-ethnique », observe-t-il. Ce qui ne l’empêche pas de considérer que la reconnaissance du génocide « va libérer la Turquie d’une tare morale et politique et lui permettre d’atteindre la démocratisation qu’elle mérite ».
Serge PAYRAU