Publié le 22 août 2016 à 10h21 - Dernière mise à jour le 29 octobre 2022 à 13h45
En ces temps troublés où des forces sont à l’œuvre pour tuer, diviser, monter les gens les uns contre les autres, il est des rencontres précieuses, qui donnent du souffle et du sens. Les Rencontres Medinea qui viennent de se dérouler à la Villa Méditerranée en font partie. Ouvertes au public, elles ont réuni des professionnels du monde de la culture et des artistes pour un échange sur la création en Méditerranée (et au-delà). Elles avaient cette année pour thématique «Art et lien social en Méditerranée» avec un focus sur le rapport entre art et espace public, pratique chorale et création de lien social notamment dans des contextes où l’expression artistique dans l’espace publique ou la prise de parole collective deviennent des actes de résistance ? Comment la pratique artistique consolide les liens sociaux et crée un sentiment d’appartenance à la communauté ? Un grand moment de partage, de gai savoir face à l’obscurantisme.
Bernard Foccroulle, directeur général du Festival d’Aix-en-Provence, rappelle que la question de l’artiste a évolué suivant les époques, expliquant qu’il peut être, suivant les moments, l’expression du groupe ou avoir une position plus individuelle. «Lors des dix derniers siècles l’évolution du statut a été forte en Europe. Au XIIe puis au XIIIe nous sommes dans une notion de communauté, de ville». Expliquant notamment: «L’apparition du troubadour n’est rendue possible que par l’Andalousie des trois religions qui construit pas à pas la modernité européenne». «Des formes d’expériences individuelle, poursuit-il, en peinture, en littérature, en musique et en opéra se font jour, elles ne peuvent exister que par l’incarnation du “Je”. Le rôle de l’artiste est essentiel, la relation au groupe est permanente.» Elle devient plus tendue avec le romantisme. «On assiste à un positionnement de rébellion contre la société, l’entourage, contre l’oppression du corps social. Nous sommes encore héritiers de ces valeurs alors que le monde a changé», avance Bernard Foccroulle qui n’omet pas d’évoquer la naissance d’un autre mouvement, fin XIXe, début XXe : «Une avant-garde se crée. Le dialogue avec le corps social est de plus en plus complexe dont une partie de plus en plus réduite va suivre. Héritiers du romantisme et des avant-gardistes les artistes doivent réfléchir à un positionnement pertinent face à la société ».
«Les institutions mises en place au XXe siècle ne sont pas pensées pour nos sociétés d’aujourd’hui»
Puis de poser la question de l’institution culturelle qui a un rapport, à la fois, à la création, aux créateurs et au public. Considérant : «Les institutions mises en place au XXe siècle ne sont pas pensées pour nos sociétés d’aujourd’hui. Comment une institution fait-elle face aux fractures sociales, entre les générations et les différences culturelles ? Quel miroir de la société renvoient-elles ? Est-ce qu’elles renvoient une image correcte, dynamique de la métropole, permettant aux populations de s’y reconnaître et de s’en emparer ? J’ai un doute. La réalité évolue beaucoup plus vite que notre réaction». «Il y 25 ans, ajoute-t-il, j’ai participé à la création de l’association Culture et Démocratie à Bruxelles. La question du lien ne se posait alors pas, il s’agissait de savoir comment un allait être utile à l’autre… Mais aujourd’hui, 25 ans plus tard, c’est la culture et la démocratie qui sont en question». Puis d’en venir à l’année 2013, capitale européenne de la culture : «ce fut une année forte, précédée par des mouvements forts de synergie mais 2014 et 2015 n’ont pas vu une consolidation de cette dynamique. Il faut s’emparer de ce dossier sous peine de voir les clivages s’agrandir, d’assister à la montée de l’extrême-droite et du fanatisme. Nous devons réfléchir à la manière de mieux travailler les transversalités». Et Bernard Foccroulle de juger : «la manière dont à Tunis, Ankara, Tanger, la question se pose peut être différente dans la forme mais sur le fond pas très différente avec ce qui se passe ici ».
«le problème n’est pas là-bas, il n’est pas ici, nous sommes interdépendants, il est partout»
Selon Sofiane Ouissi, Festival Dream City (Tunisie), «pour se réapproprier l’espace public il n’y a pas mieux que l’art ». Et il ne s’agit pas de simples mots, le concept «Dream City» voit le jour en novembre 2007 et se poursuit en 2010, 2012, 2013 et 2015. Il s’inscrit dans le milieu artistique tunisien comme un acte de défi autour d’une esthétique contemporaine. Ce projet entend s’émanciper de la forme traditionnelle de festival et de la seule monstration d’œuvres pré-existantes. Conçu comme un espace de libre expression et de libre circulation, Dream City encourage les artistes à expérimenter plus de sociabilité et de citoyenneté en créant dans un rapport de proximité avec le territoire (création in situ) et les populations. Il instaure des modes de relations inédits avec la population en l’impliquant, directement ou indirectement, dans les processus de création. Et Sofiane Ouissi de lancer, en écho aux propos de Bernard Foccroulle : «Le problème n’est pas là-bas, il n’est pas ici, nous sommes interdépendants, il est partout». Pour Pierre Sauvageot, Lieux Publics, «on parle beaucoup d’espace public mais on n’y fait rien. La volonté du monde de la culture existe, mais elle se heurte tout de suite à des blocages. Au-delà, nous sommes confrontés à une forte demande de consensus sur l’espace public, et c’est fondamental de faire ensemble, mais, dans le même temps, j’ai la certitude que nous sommes là pour faire dissensus». Jan Goossens, Festival de Marseille (France/Belgique), ancien responsable du KBS à Bruxelles. «Le festival de Marseille est un festival de danse exigeant. Mais comment faire dialoguer cet outil avec une ville dans laquelle le monde entier est présent ? Mon ambition est de réduire le décalage entre la ville et le festival». Dans ce cadre, il considère que «les questions critiques de Dream City doivent énormément apprendre à l’Europe ». Sofiane Ouissi préconisant: «les politiques devraient faire confiance aux intervenants qui vivent, travaillent dans l’espace public, avec la population car il n’y a rien de mieux que l’art pour approcher les publics dans toute leur diversité».
Depuis 2010, Salam Yousry (The Choir Project-Égypte) popularise les chorales des complaintes dans le monde arabe et au-delà, il présente une vidéo où, dans diverses villes du monde, des chorales naissent, proposent leur mélodie, leur texte et, partout, de l’harmonie, de la joie. Il invite ensuite le public à créer son propre chant choral, en laissant l’initiative à la salle, c’est d’abord le boléro de Ravel qui s’élève. «C’est bien mais créez votre mélodie, ne réfléchissez pas, chantez» et une mélodie voit le jour. «Il faut un texte maintenant, donnez moi des mots, des idées». Et du public de fuser:«Marseille, Méditerranée, la belle, la cruelle, ville libre, la rebelle». Des phrases se construisent et c’est un moment de partage.
«Une Nation qui sait chanter est une Nation heureuse »
Kathryn Mcdowell apprécie tout particulièrement cette expérience, elle qui dirige le London Symphony Orchestra: «Plus que jamais nous avons besoin de l’art pour bâtir des ponts au-dessus des frontières. Or, le chant, et nous venons de le prouver, est une des façons les plus simples de construire du lien social. D’autant que le chant ne coûte rien et il n’est pas besoin de prendre des cours ». «En Grande Bretagne, précise-t-elle, nous réalisons maintenant toute l’importance du chant. Il était devenu désuet, on ne le pratiquait plus à l’école jusqu’en 2011 où, le gouvernement a demandé que les enfants de tous les milieux sociaux aient la possibilité de chanter et nous avons remis le pays en chanson». Elle cite alors Nelson Mandela : «Une Nation qui sait chanter est une Nation heureuse ». «Le chant, poursuit-elle, crée le partage dont nous avons tant besoin aujourd’hui ». Un propos nourri de son expérience : «J’ai passé un an dans un camp de réfugiés à Vienne en tant que professeur de sport. Un jour, j’ai eu peur que les gens s’entretuent, un chant est parti, et j’ai pu mesurer que des gens différents, qui n’ont pas envie de partager leur histoire, peuvent se retrouver dans le chant ». Salam Yousry reprend : «mon principe est de créer sans leader, sur la base de l’échange, de la réciprocité. J’étais étudiant en peinture mais j’ai eu envie de découvrir un autre médium, j’ai alors écrit une pièce de théâtre, puis une autre… Mais, j’ai découvert que le théâtre n’est pas un vrai collectif. Je considère que lorsque la production, les décisions sont partagées, le projet est plus stable, plus durable. Je voulais prouver qu’un groupe peut fonctionner sans leader».
Emmanuelle Taurines, Festival d’Aix-en-Provence / Service Socio-artistique évoque le réseau Medinea (Mediterranean Incubator of Emerging Artists) qui, en 2016 accompagne deux projets portés par deux ensembles. Des sessions de formation ont lieu en Égypte, en Espagne et en France. Les deux ensembles ont bénéficié tout au long de l’année de l’encadrement pédagogique et artistique du compositeur Fabrizio Cassol, auprès de qui les musiciens en formation ont étudié en juillet 2015 lors de la session de création interculturelle de l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée. Ils sont également encadrés par Ahmed el Maghraby, responsable artistique du Makan Center for Culture and Arts du Caire, et par Brian Cole, responsable académique de Berklee College of Music à Valencia. A Aix-en-Provence, dans le cadre des sessions de formation de l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée, les deux groupes ont bénéficié de l’encadrement du chef de chœur Philippe Franceschi et de la chorégraphe Léa Canu-Ginoux, avec lesquels ils ont conçu un projet de médiation. Ils ont également suivi des ateliers de formation animés par Christiane Louis, responsable du programme de formation «Développer sa carrière» à la Philharmonie de Paris, qui leur fournit des outils pour élaborer leurs stratégies de diffusion. A l’issu de ces sessions de formation, les deux ensembles ont proposé une restitution publique de leur travail. Ils se produisent ensuite en tournée dans plusieurs pays méditerranéens, développant également un projet de médiation dans chaque pays. Elle considère : «Nous réfléchissons au partage, à la transmission à des publics différents ». Philippe Franceschi en vient au travail accompli : «parfois les musiciens veulent un accord et nous avons toujours à trouver une réponse, à faire quelque chose de beau et chacun a pris ce qu’il fallait prendre».
Emmanuelle Taurines reprend : «Ce groupe est un concentré de notre société dans sa diversité, de milieux sociaux, de valeurs, d’âges… Il n’y a plus beaucoup d’endroits qui permettent de telles rencontres, tout cela au sein d’une institution artistique qui a son exigence».
Michel CAIRE