Publié le 17 avril 2018 à 10h34 - Dernière mise à jour le 28 octobre 2022 à 18h41
Le cinquième rendez-vous de l’Intelligence Économique (IE), organisé par l’Association de Criminologie du Bassin Méditerranéen (ACBM), présidée par Bernadette Leroy, vient de se tenir au Camp des Milles. Le thème retenu: «Des faits religieux, des radicalisations et de la djihadosphère dans les organisations». Ces rencontres thématiques permettent d’aborder les trois piliers de l’IE que sont la veille, la protection économique et l’influence, sous des angles différents et novateurs. Il s’agit d’associer cette discipline à des enjeux passés, présents ou futurs, et de comprendre ainsi que l’IE est un ensemble d’outils pouvant s’appliquer à bon nombre de domaines. Alain Chouraqui, le président de la Fondation du Camp des Milles a ouvert le débat avant que n’interviennent magistrat, criminologue, avocat, psychologue, représentants de l’État et du monde économique…
«Les radicalisations reposent avant tout sur une perte de repères individuel collectif, institutionnel»
«Ce lieu se veut non seulement un espace de mémoire révérence par rapport au passé mais aussi référence pour le présent», rappelle Alain Chouraqui avant d’aborder le thème du débat. «Pour nous, les radicalisations reposent avant tout sur une perte de repères individuel, collectif, institutionnel. Cela alors que nous sommes, en effet, dans une société où la complexité est croissante et les changements de plus en plus rapides. Il ne faut plus penser les questions qu’en termes de dynamique alors que l’esprit humain a tendance à penser en termes de stabilité. Le changement gêne, on essaie de revenir à du stable mais les règles qui reposent sur la régularité deviennent obsolètes. Des pertes de repères se font jour et, face à cela, il existe toute une gamme d’attitudes». Pour le président de la Fondation, Il existe un premier groupe, un tiers de la population, «qui a tendance à chercher des repères forts. Alors, ils regardent derrière cherchent une interprétation dans la Torah, le Coran, la Bible, Jeanne d’Arc et on croit que c’est clair mais c’est tout sauf clair. C’est un mouvement vers la crispation, un besoin radical de repères.» Évoque un deuxième tiers «qui est capable de construire ses propres repères» et, enfin, le troisième tiers «qui est flottant et va d’un groupe à l’autre». Et de prévenir: «On ne doit jamais dissocier radicalisation individuelle et collective. Une radicalité collective ne peut bien sûr exister sans individualité et une radicalité individuelle ne peut durer longtemps sans être nourrie par la dimension collective» Face à cela, Alain Chouraqui avance: «Ce qui importe pour nous c’est de fournir d’autres repères à ceux qui en cherchent. Nous proposons un lieu, une histoire avec sa complexité, nous expliquons comment les engrenages qui naissent: racisme, antisémitisme, nourries par l’extrémisme identitaire, peuvent aller très loin. Il faut bien mesurer que si le passé n’est pas appropriable il meurt une seconde fois».
«La radicalisation concerne des personnes qui veulent changer radicalement la société en faisant utilisation, ou pas, de la violence»
Dominique Ciravegna, vice-président de l’ACBM, directeur de l’audit et de sûreté chez Kiloutou rappelle la série d’attentats qui a endeuillé la France ces dernières années. Christophe Reynaud, le directeur de cabinet du Préfet de Police des Bouches-du-Rhône soulignepour sa part la complexité du problème: «Si l’on s’en tient à la définition, la radicalisation concerne des personnes qui veulent changer radicalement la société en faisant utilisation, ou pas, de la violence». Concernant la radicalisation djihadiste, il parle d’un processus évolutif plutôt que d’un basculement partant de motivations très diverses qui peuvent être romantiques ou humanitaires. «Il y a également des jeunes qui se sentent humiliés, exclus et qui se réfugient dans le radicalisme. Puis il y a les radicaux politico-religieux qui jouent le rôle rabatteurs ». Et de rappeler: «Depuis l’attentat contre Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015, notre pays compte 245 victimes». Considère que «L’État prend ses responsabilités avec le plan Vigipirate, l’opération Sentinelle, l’état d’urgence». Il dévoile que depuis le 2 novembre 2017 deux mosquées ont été fermées dans le département, une à Aix-en-Provence, l’autre à Marseille. Il aborde ensuite la question de la prévention et notamment les outils mis en place par l’État stop-djihadisme.gouv.fr/ et le numéro vert (0 800 005 696) qui permet à ceux qui s’inquiètent d’un possible embrigadement d’être écoutés, conseillés et orientés par des personnels formés. Christophe Reynaud, explique notamment que «les services évaluent les risques, si la radicalisation est avérée la Justice est saisie ensuite si la personne est potentiellement dangereuse, un suivi policier est mis en place. Nous travaillons aussi avec l’Agence régional de la santé (ARS) pour un accompagnement psychologique voire psychiatrique. Dans d’autres cas, la situation n’impose qu’un suivi personnel et familial. Nous menons également une action avec les associations spécialisées pour la déconstruction du discours radical». Et il tient également à préciser que les entreprises ont également un rôle à jouer «pour prévenir». Signale à ce propos «le guide du fait religieux» dans les entreprises privées qui a pour objet d’apporter des réponses concrètes aux questions des salariés et des employeurs. Il a été élaboré par l’État en étroite concertation avec les organisations syndicales et patronales. Il rappelle les règles juridiques et fournit une base documentaire comportant les principales références (textes de loi, avis, rapports, délibérations, principales jurisprudences) liées au fait religieux dans l’entreprise.
«L’acte terroriste peut arriver n’importe où, n’importe quand et être le fait de n’importe qui»
Robert Gelli, Procureur général près de la Cour d’Appel d’Aix-en-Provence évoque une situation inédite: «Certes, en 1986, il y a eu une loi contre le terrorisme mais nous étions confrontés alors soit à des groupes armés étrangers, soit à un terrorisme lié à un territoire. Or, aujourd’hui, nous sommes dans une situation totalement différente dans lequel l’acte terroriste peut arriver n’importe où, n’importe quand et être le fait de n’importe qui. Et, depuis 2012, juste sur le terrorisme lié au conflit irako-syrien, 702 affaires ont été ouvertes au Parquet de Paris. Puis il y a eu le départ massif de ressortissants français et, aujourd’hui, nous sommes confrontés à un phénomène de retour. 258 ont été comptabilisés dont 186 ont fait l’objet d’une prise en charge judiciaire. 35 femmes sont revenus ainsi que 77 mineurs. 75 d’entre eux ont moins de 13 ans». Il annonce qu’une grande partie de ces personnes est aujourd’hui incarcérée.
Au-delà de ces chiffres il s’interroge à son tour: «C’est quoi un radicalisé? Jusqu’où va-t-on? Puis, à supposer que l’on identifie une personne comme étant radicalisée, cela ne veut pas pour autant dire qu’elle peut passer à l’acte. Lorsque les faits sont avérés le Parquet de Paris est compétent, la section ayant en charge ces dossiers comptent 14 magistrats». Il signale à ce propos que, dans chaque Parquet existe un magistrat référent dont le rôle est notamment de suivre les procédures, ouvertes localement, et qui concernent entre autres la problématique des départs sur des théâtres d’opérations de groupements terroristes. Il est également informé des signalements d’individus majeurs ou mineurs dont la radicalisation est apparue lors d’une procédure pénale; des processus de radicalisation violente observés lors d’une mesure d’assistance éducative suivie par un juge des enfants, d’une procédure devant le juge aux affaires familiales, du suivi d’une personne condamnée par le juge d’application des peines… «Il fallait, ajoute Robert Gelli, accompagner nos magistrats avec des assistants spécialisés radicalisation. Nous en avons 4 sur le ressort du Parquet et je souhaite en obtenir un cinquième». Il conclut son intervention en rendant hommage au personnel pénitentiaire: «La situation dans les prisons est très complexe».
«Le phénomène radical est en perpétuelle évolution»
Bernadette Leroy, présidente d’ACBM-Aesatis, criminologue, explique sa fonction: «Nous étudions le fait criminel sous l’angle sociologique, psychologique, du droit, de l’économie et de la géopolitique. Nous travaillons sur les causes et les conséquences, tentons de synthétiser le point de vue des experts. Il faut remettre un événement dans son contexte pour le comprendre sachant que le phénomène radical est en perpétuelle évolution. Il faut bien mesurer qu’il n’existe pas de profil type du radicalisé. Nous assistons à de nouvelles formes d’acculturation; de l’impact de nouvelles technologies, facteur d’engrenage et d’isolation qui en font un accélérateur du processus de radicalisation». Elle montre les limites du concept de radicalisation: «Gandhi, Martin Luther King étaient des radicaux, ils n’ont jamais utilisé la violence, tout au contraire». Elle tient à alerter sur le retour des radicalisés: «Daesh perd sur le terrain, il demande à ceux qui rentrent dans leur pays de s’en prendre à nos valeurs». Pour Serge Mori, président de l’Association Française des Thérapies Narratives (AFTN) il n’y a pas de profil type «mais il y a des points, des mots repères» et met en avant un problème de parentalité chez les radicalisés: «Le besoin de se raccrocher à un idéal, un rêve». Il évoque à son tour «l’impact des réseaux sociaux, l’isolement, le repli sur soi, la déscolarisation». Parle d’histoire(s): «Le passé ne peut se refaire. Tout commence par des histoires et finit par des passages à l’acte. Face à cela, il faut déconstruire, ce qui ne veut pas dire détruire mais chercher la panne pour la réparer». Frédéric Régis, président du Groupement des Entreprises du Pays d’Aix (Gepa), souligne la complexité à laquelle est confrontée l’entreprise face au radicalisme: «Nous ne sommes pas l’État, nous ne sommes pas laïcs, seulement neutres». Pour Aurore Carasco, avocate, spécialiste du droit du travail: «Comment concilier les convictions religieuses de chacun, mettre des interdits face à des phénomènes de radicalisation sans être considérés comme islamophobe? Il faut le dire, la Loi ne nous aide pas». Cite la Cour de Cassation qui, par deux arrêts, définit la portée du principe de neutralité: «On ne peut pas viser une religion mais toutes avec la clause de neutralité. Et, d’autre part, la clause de neutralité ne peut viser que les salariés en contact direct avec la clientèle». Elle invite, dans ce cadre à s’appuyer sur le guide du ministère du Travail.
«Le terrorisme low cost utilise des véhicules de chantier»
Dominique Ciravegna, explique que sa société s’est posée la question du fait religieux en 2015: «Une étude a été conduite, elle montre que le fait religieux existe avec demande de lieux prières et la récupération de modules à cette fin. Nous avons réagi, travailler dans le cadre de la neutralité, formé des référents. Nous avons revu notre système de recrutement. Nous mesurons notre responsabilité sachant que nous louons notamment du matériel à des opérateurs et que le terrorisme low cost utilise des véhicules de chantier. Nous avons demandé une formation à la détection de faux papiers et, d’autre part, nous utilisons de plus en plus de matériel connecté. Enfin, nous nous sommes sensibilisés au Plan opérationnel de mise en sécurité de l’entreprise. Si certaines pratiques posent des interrogations en termes de sécurité nous faisons remonter l’information au service de l’État».
Michel CAIRE