Publié le 18 novembre 2017 à 10h54 - Dernière mise à jour le 29 octobre 2022 à 13h46
Quelles libertés face au sacré? Telle était la question posée à Pascal Amel, Yahd Ben Achour, Anastasia Colosimo et Isy Morgensztern lors de la première table-ronde de l’édition 2017 des Rencontres d’ Averroès. «Peut-on tout dire, tout écrire, tout dessiner», interroge Thierry Fabre, fondateur et concepteur des Rencontres avec, depuis l’an dernier, l’association «Des livres comme des idées». Un débat auquel les détenus des Baumettes ajoutent deux questions qui, à elles seules, auraient mérité une table-ronde: «quelle liberté face à la colère?» et «quelle liberté face à la famille, le groupe?»
Isy Morgensztern, auteur, réalisateur et enseignant, tient à faire la différence entre le sacré et le saint: «Le sacré vient d’en-haut, il impose de lever les yeux, il est verticalité. On ne peut y accéder. En revanche, la sainteté est un comportement, une densité, horizontalité. Le sacré pousse au blasphème, bien moins la sainteté». Pour Yahd Ben Achour: «Nous avons besoin du sacré pour donner sens au mystère de notre vie, de son avant et son après. Et chaque religion apporte sa réponse».
«L’être humain est un animal dont la spécificité réside dans la conscience de sa mortalité»
Pascal Amel, romancier, écrivain d’art et commissaire d’exposition considère pour sa part: «L’être humain est un animal dont la spécificité réside dans la conscience de sa mortalité. Face à cela, il est créateur ou issu de quelque chose qui le dépasse». Il évoque des artistes tels que Gauguin, Rembrandt ou en encore Le Greco, leur rapport au sacré. Anastasia Colosimo, enseignante en théologie politique, auteur d’un essai sur le blasphème: « Les Bûchers de la liberté » avance que notre monde se caractérise par «la modernité» qui est le phénomène «de libération du religieux». «Avant, la Loi s’imposait de l’extérieur, explique-t-elle, avec la modernité nous définissons nos propres Lois. Un phénomène qui est le produit d’un processus de sécularisation qui a été voulu par le philosophe et le politique. Le religieux devait disparaître mais tel n’est pas le cas. Pour nos parents, grand-parents, Dieu était mort, aujourd’hui il est revenu, comme une mode pour les uns, comme un phénomène lourd pour les autres ». D’évoquer le blasphème: «Socrate fut le premier à être condamné pour impiété. On lui reprochait de remettre en cause les Dieux de la Cité et, en cela de remettre en cause la Cité. Aujourd’hui la légitimité du politique repose sur la majorité, le blasphème aurait dû disparaitre, pas du tout, la modernité a inventé le concept d’offense aux croyants».
«La valeur suprême n’est pas la liberté mais la responsabilité»
Isy Morgensztern revient sur cette notion de liberté: «les trois monothéismes abordent, de façon très différente, la dimension d’obligation. Elles mettent en avant des Lois morales: tu ne tueras point, ne voleras point… Les sociétés actuelles veulent discuter de tout, tout remettre en question mais alors, nous sommes perdus car on fait société à partir de la morale. Je ne pense pas que l’on puisse faire société en faisant l’économie de ce qui nous oblige, de règles éthiques. La liberté comme infini ce n’est pas possible. La valeur suprême n’est pas la liberté mais la responsabilité».
«Ce mouvement n’est pas venu d’Europe, les idées sont venues de la société elle-même»
Yadh Ben Achour en vient à la constitution tunisienne, à l’affrontement avec les islamistes: «Ce fut une guerre idéologique. Nous avions une Constituante dominée par un Parti Islamiste qui voulait islamiser la société, la Constitution, l’État. Mais un front très large s’est construit pour résister. Il est vrai qu’il existe une énorme possibilité de résistance en Tunisie. Un mouvement de fond, qui a vu le jour au XIXe siècle, fait qu’il y a toujours eu un mouvement de modernisation et de sécularisation de la société qui s’est poursuivi jusqu’à la victoire des Islamistes que nous avons réussi à juguler pour arriver à cette constitution qui ne parle pas de l’Islam comme religion d’État, ne punit pas l’atteinte au sacré. Et, pour une fois, ce mouvement n’est pas venu d’Europe, les idées sont venues de la société elle-même. C’est là le plus important dans cette révolution, nous avons démontré au monde que les droits de l’Homme ne sont pas d’extraction occidentale. Et la question n’est pas de savoir si la démocratie est compatible avec l’Islam qui est un texte, ce qui compte ce n’est pas lui mais le pratiquant». Puis de préciser: «La liberté de conscience est reconnue dans les constitutions algérienne et libanaise… mais seulement dans leur version française, dans le texte arabe on parle de liberté de croyance ce qui est autre chose. La liberté de conscience étant celle de quitter sa religion.» Pascal Amel enchaîne: «La question n’est pas l’Islam ce qui est en jeu c’est que la démocratie ne sera jamais compatible avec ceux qui sont persuadés de détenir la vérité, c’est vrai pour les religions comme pour les totalitarismes».
«Nous avons eu beaucoup de mal à défendre notre modèle face aux Etats-Unis»
Anastasia Colosimo rappelle: «Après les attentats de Charlie il y a eu de nombreuses discussions au niveau international sur ce qui est interdit ou non et nous avons eu beaucoup de mal à défendre notre modèle face aux Etats-Unis». Déplore la modification en 1972 de la Loi de 1881-«c’était l’une des plus permissives d’Europe fixant comme seul interdit la diffamation qui vivait très bien jusqu’à cette modification et les Lois mémorielles qui ont suivi».
Isy Morgensztern réagit: «Nous buttons toujours sur la même question: comment fait-on société? Pour y parvenir nous devons faire appel à la dissymétrie. Tout le monde n’est pas au même niveau culturel et il importe de fixer ce qu’est le blasphème et le sacrilège. Le blasphème contre Dieu est licite, celui contre les croyants ne l’est pas». Pour lui, la culture ne fait pas société, un point de vue que partage Pascal Amel: «mais la sous-culture elle, fait communauté et nous sommes là devant un problème fondamental». Point de pessimisme pour autant chez lui: «Des mots surgissent: amour, bienveillance, respect, humanisme, je pense que nous sommes là devant les signes avant-coureurs d’un mouvement de fond qui se fait jour. Et c’est important car si nous voulons une société pacifiée il faut de la reconnaissance symbolique, or nous vivons depuis une trentaine d’années dans une société qui exclut et pas seulement les Musulmans».
«La colère est une liberté, c’est une vertu mais il faut savoir comment l’exprimer»
Yadh Ben Achour ne va pas jusqu’à l’amour: «On ne mettra jamais d’accord un fondamentaliste et un laïciste, mais ils doivent cohabiter. L’espoir c’est la politique, la cohabitation, c’est à dire la démocratie. On a le droit de se détester mais on doit se tolérer». Isy Morgensztern raconte : «J’ai accompagné diverses fois des élèves du 9.3 en Andalousie, il n’y avait pratiquement que des enfants d’origine maghrébine. Je me souviendrais toujours de leur stupéfaction en découvrant Cordoue et Grenade, leurs questions: « c’est nous qui avons fait cela? » « C’est nous qui étions les chefs? » » Aussi des Chrétiens et des Juifs? ». Une dignité leur a été retirée en ne leur enseignant rien de leur Histoire». Anastasia Colosimo poursuit : «Le grand risque c’est l’exclusion. En France, en Europe, on assiste à un décrochage entre les élites et le peuple qui peuvent devenir irréconciliables». Et d’en venir à la question soulevée par un détenu des Baumettes sur liberté et colère: «La colère est une liberté, c’est une vertu mais il faut savoir comment l’exprimer afin qu’elle ne détruise pas le monde mais, au contraire, le fasse évoluer». Yadh Ben Achour s’inscrit dans la même logique: «La colère est tout à fait légitime et les raisons ne manquent pas de l’être. Mais elle doit se traduire par le processus démocratique ou juridique lorsque nécessaire». Pascal Amel va dans le même sens avant d’élargir son propos au poids du groupe, de la famille: «Ce n’est jamais simple mais il faut prendre des risques, se détacher du groupe autant que faire se peut».
Michel CAIRE