Publié le 7 juin 2017 à 16h35 - Dernière mise à jour le 28 octobre 2022 à 16h54
Une femme attend son mari qui, comme elle le précise, est une fois encore en retard. Quelques instants plus tard on va sonner mais elle refuse que l’on ouvre. Commence alors un long monologue d’une heure et dix minutes formant les contours d’un paysage intérieur plutôt que d’une expression de soi. Rien dans ce qu’elle crie, éructe, murmure, lance en l’air ne semble frappé de cohérence. Peu importe…les choses qu’elle veut dire, elle les dira, quitte à exaspérer et son personnel de maison qui s’impatiente, et celui qui continue de tambouriner au dehors.
«Und» ou le théâtre du désastre
Faite de digressions, associations d’idées, surgissements, et glissements, «Und » de Howard Barker est une pièce qui impressionne et secoue. Pas de construction psychologique rationnelle, mais un flot de mots «concassés, rouis déjà par les sots», comme l’écrirait un célèbre écrivain-philosophe. Le magma de langage qui s’échappe de la narratrice telle la lave d’un volcan en fusion enveloppe la conscience du spectateur pour l’inviter à réfléchir sur l’éternelle violence de l’Histoire. «Oh, il faut regarder dans l’abîme, il faut, quelque chose est perdu lorsqu’on détourne le regard», nous précise-t-on. Face à cette douleur qui l’envahit, et dont on apprendra peu à peu qu’elle est liée au souvenir de la seconde Guerre Mondiale et de la Shoah, la narratrice apparaît comme «un ange déchu dialoguant avec les démons du passé pour faire face à l’impasse du futur», cherchant à gommer l’évidence de sa propre disparition prochaine. Complexe mais facile d’accès si on s’abstient d’y déceler une architecture syntaxique logique, «Und» s’impose comme un texte ouvrant sur un monde absurde, comique, et horrible.
Un monde de feu et de glace
Au centre de la scène Natalie Dessay incarne cette femme rompue, brisée, et en quête de survie morale. Abandonnant le chant, la cantatrice si éblouissante dont les deux derniers albums «Pictures of America» et celui consacré à «Schubert» avec Philippe Cassard au piano (2 CD Sony Music) s’impose ici comme une actrice prodigieuse d’intensité et crée un personnage troublant que l’on aura du mal à oublier. Pour symboliser tout cela Jacques Vincey, le metteur en scène, a choisi d’installer au-dessus de l’actrice des blocs de glace dont l’eau s’écoule goute à goutte et qui tiennent par des crochets. Ils se fracasseront par terre au hasard de leur fonte, créant un bruit terrible géré admirablement par Natalie Dessay devant réagir sur l’instant et sans s’y attendre forcément. Ces blocs de glace représentent le feu des combats et de la souffrance humaine née de la haine d’Hitler contre les Juifs, avec son enchaînement de déchainements racistes, et le rappel des bris de vitres lors de la Nuit de Cristal. Bien entendu le metteur en scène suggère, et tout son travail se trouve magnifié par des lumières d’une beauté sombre.
Musique for ever
Et puis on notera la présence sur un coin du plateau du musicien Alexandre Meyer dont les partitions jouées, rappelant parfois des bruits, parfois des roulements de trains emportant les gens vers la mort, apportent un supplément d’intensité d’âme. Une sorte de ce que Chateaubriand appelait un «Hosannah sans fin» monte vers le spectateur, tandis que sur la fin Natalie Dessay interprète quelques mesures du «Kaddish» de Maurice Ravel, enveloppant l’espace d’une sorte de longue plainte qui serre le cœur. Un spectacle où sans filet, ni protection, la comédienne se fait ambassadrice de l’éternelle peine des hommes, accompagnée en dernier lieu par l’effondrement, provoqué celui-là, des derniers morceaux de glace encore suspendus et que l’on fait s’abattre en jouant avec le crochet central. C’est le théâtre d’un désastre annoncé et…c’est splendide !
Jean-Rémi BARLAND