Publié le 29 janvier 2019 à 20h46 - Dernière mise à jour le 29 octobre 2022 à 13h46
C’est l’histoire de Pierre, un homme qui, abîmé de culpabilité s’est enveloppé dans une carapace de certitude. C’est l’histoire d’un homme qui tombe en faisant beaucoup de bruit, et qui, ayant un avis sur tout, croit au pouvoir de la raison. C’est l’histoire d’un homme qui aime profondément son entourage, mais qui, très occupé, (il est avocat renommé) n’a pas vraiment eu le temps de s’occuper de ses proches, ni de poser sur le monde un regard qui questionne. Il y sera néanmoins contraint, par le retour chez lui de son fils Nicolas, un adolescent de 17 ans, qui ne va pas bien, et qui vivait jusque là avec sa mère, Anne dont il s’est séparé pour fonder un foyer auprès de Sofia de qui il a eu un fils Sacha. L’arrivée de Nicolas chamboulera tout, et fera voler en éclats l’harmonie préétablie (du type de celle que l’on croise chez Leibniz), sur laquelle il s’est construit un domaine sans fantaisie. Inquiet par les propos de cet être fragile qui se ronge les ongles, secoué de tocs en répétant quand on lui demande ce qui ne va pas : «Je voudrais que quelque chose change, mais je ne sais pas quoi », ajoutant «à quoi ça sert la vie ? », «je ne suis pas proche des gens de mon âge», «j’ai l impression que je ne serai jamais à la hauteur, de ne pas être fait pour vivre». Pierre met tout en œuvre pour apaiser sa souffrance. Mais l’amour ne suffit pas, et se croyant responsable il rajoute de la peine à la peine, avec une douleur que l’on sait allant crescendo, et pour le père et pour le fils.
L’autre est insaisissable
Dernier volet d’une trilogie familiale commencée en 2010 avec «La mère», poursuivie en 2012 avec «Le père», la pièce de Florian Zeller «Le fils» que l’on peut voir en ce moment au Jeu de Paume d’Aix, redit combien l’autre est insaisissable. Mais alors que dans « La mère » et « Le père », nous nous trouvions projetés à l’intérieur de deux pathologies (la dépression, et la démence), le spectateur est placé ici à l’extérieur, de l’âme tourmentée du fils, et plus précisément à côté de ceux qui l’entourent. Pourquoi cet adolescent n’arrive-t-il plus à vivre ? Des hypothèses sont émises, la vérité est comme toujours chez Florian Zeller double, multiple même, fuyante, jamais stable, à l’image des interrogations des proches qui fondent en fait la dramaturgie d’une pièce où chacun sera confronté à l’incapacité de comprendre le trouble de Nicolas.
Une mise en scène qui fait entendre la musique des âmes
Panneaux coulissants, utilisation judicieuse de morceaux de musique suggestifs, déplacement à minima des acteurs, lumières artistiques d’une beauté rare créées par Alban Sauvé, la mise en scène de Ladislas Chollat fait admirablement entendre la musique des âmes. Celle des mots, qui est du ressort du dramaturge, nous parvient grâce à l’éclat du jeu, mais, comme dans un lieder de Schubert tiré du «Winterreise » l’accumulation de plaintes entrecoupées de silences. C’est non seulement beau, ample, mais cela signale une fois encore la sensibilité et l’intelligence de ce metteur en scène, qui débuta comme comédien à Marseille dans les années 1970 qui a l’habitude de fréquenter l’univers de Florian Zeller, (il a monté trois autres de ses pièces avant « Le fils ») et qui se trouve aussi à l’aise dans le drame que dans la comédie. (Rappelons-nous ses incursions chez Sébastien Thiéry où il rendit irrésistible de drôlerie François Berléand dans «Momo»). Un artiste donc, doublé d’un vrai orfèvre de l’assemblage scénique, propre à rendre plus universel encore le propos de Zeller. En effet que l’on se soit trouvé ou non dans la même situation que celle de Pierre on se sent concernés par ce que l’on voit et entend.
Nouvelle distribution, nouveaux éclats
Et puis il y a les acteurs, toujours saisissants de justesse dans les pièces de Florian Zeller, dramaturge et écrivain surdoué à ranger du côté de ceux que l’on appelait les «Hussards de la littérature» ces auteurs sachant dire avec légèreté des choses graves. Créé par Yvan Attal, le personnage de Pierre a depuis sous la houlette de Stéphane Freiss profondément évolué. Changé en profondeur même. Alors que Yvan Attal, prodigieux comédien campait un père plutôt ténébreux, dont les rapports avec son fils étaient d’une dureté extrême, Stéphane Freiss qui a repris le rôle privilégie plus de douceur et de tendresse entre Pierre et Nicolas. Et il est non seulement le rôle, mais d’une justesse si parfaite que l’on ne peut qu’adhérer à sa lecture de la pièce. Bouleversant, singulier, mystérieux et offrant une diction impeccable, il crève les planches, fait pleurer et rire à la fois, et si bien que l’on ressort de ce «Fils » nouvelle distribution totalement en miettes (ce qui n’enlève rien aux mérites passés ni au jeu puissant de Yvan Attal). A ses côtés Rod Paradot (l’étonnant comédien de « La tête haute », le film d’Emmanuelle Bercot) multiplie les signes inquiétants de la chute de Nicolas. Son jeu au scalpel, sa manière de poser sa voix à contre-courant du rythme habituel, transforme son simple rôle en une chronique d’un désastre annoncé. On devine qu’il a du beaucoup retravailler son personnage auprès de Stéphane Freiss qui à l’issue de la représentation était visiblement très fier de son jeune camarade de drame. Florence Darel en remplacement d’Anne Consigny au départ de la pièce et Élodie Navarre dans les traits de Sofia, la belle-mère de Nicolas sont également au diapason de cette pièce sonate pour cœurs souffrants qui remue l’âme, qui interroge le réel et nos rapports avec autrui, et qui s’impose comme un moment théâtral d’une stupéfiante intelligence.
Jean-Rémi BARLAND
Au Jeu de paume jusqu’au 2 février à 20 heures. Le mercredi 30 janvier à 19 heures. Le samedi 2 février à 17 heures et 20 heures. Plus d’info et réservations: lestheatres.net