Publié le 18 octobre 2018 à 9h29 - Dernière mise à jour le 28 octobre 2022 à 19h07
Souvent les seuls en scène s’apparentent à des «stand-up» où l’humoriste avant de raconter sa vie chauffe la salle en hurlant dès son arrivée : «Ça vaaaaaaaaaaaaaaaaaaa ?» Et une fois que le public a répondu : «Ouiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii » il en rajoute une couche vociférant : «Je vous entends paaaaaaaaaaaaaaas ». Et les spectateurs de monter un peu plus le son s’exclamant que oui, en effet, tout va bien. Quelques-uns se croyant intéressants et pensant que l’on est dans une séance interactive de la téléréalité s’empressent d’ajouter leurs commentaires (sans intérêt la plupart du temps) interpellant à leur tour l’acteur qui répond, et on n’en finit pas. Pas de ces artifices archinuls avec le génial Chris Esquerre (c’est son vrai nom) qui d’emblée prend le contrepied de tout ce qui se fait habituellement. Non seulement il ne cherche pas à entrer dans une fausse communication avec les spectateurs -«j’aime bien parler avec les autres, mais pas longtemps», dit-il, mais il leur propose de ne pas applaudir à la fin, s’en allant assez sobrement, (si des gens font claquer leurs mains jointes ensemble, il revient dans la salle pour stopper les vivats) pour finir par serrer la main de tous ceux se trouvant sur son chemin à la sortie du théâtre, où il s’est immédiatement posté. Recueillant même leurs impressions et échangeant des mots sincèrement amicaux, il prolonge en quelques secondes l’extrême plaisir ressenti par chacun durant cette heure vingt atypique, iconoclaste, irrésistible de drôlerie. Il faut dire que ce roi du non-sens et de la loufoquerie, chroniqueur à la radio et véritable auteur, capte l’attention par son sens de la formule, son goût pour les jeux sur la langue, sa manière d’incarner en permanence des personnages plus éloignés de lui qu’il n’y paraît, très proches d’un théâtre de l’absurde comme l’affectionneraient les créateurs de l’Oulipo. Inventant à la fois une langue et un monde bariolé, contrasté, plus vrai que nature, et en aucun cas réaliste au sens restrictif du terme, Chris Esquerre est donc bien un écrivain et sans aucune exclusive. Doublé d’un authentique comédien capable de nous intéresser en revenant par exemple sur l’opposition pas si évidente que cela entre «par contre» et «en revanche», et en nous expliquant que si accusé prend deux c, c’est parce que le coupable a deux menottes. Évoquant par exemple un vendeur de matelas en latex, (ce qui en soi n’est guère romanesque) il est néanmoins irrésistible, tout comme lorsqu’il lit les (fausses) critiques écrites sur lui dans un show où il n’épargne personne y compris lui-même sur qui il laisse planer un souffle d’autodérision permanent. On rit beaucoup au récit de l’instituteur de CM2 endormi, et on passe d’un sujet léger à un autre plus grave avec toujours cet humour très desprogien. Sûr que le regretté Pierre Desproges aurait adoré sa manière de balancer des vacheries avec un air de ne pas y toucher. Et rappelons au passage que c’est à Aix-en-Provence dans la salle du défunt Rex (qui était située en haut du Cours Mirabeau) que ce même Desproges donna son dernier spectacle peu avant sa mort. « Après mon premier seul-en-scène, je me suis aperçu que les gens continuaient à aller au théâtre… Ça m’a un peu chagriné, je me suis dit qu’il y avait quelque chose que je n’avais pas réussi. Je l’ai vécu comme un échec. J’ai donc conçu ce deuxième spectacle dans l’idée de divertir le public définitivement – ou au moins durablement », lance Chris Esquerre non sans ironie en préambule de son one man show. Pari gagné. «Sur rendez-vous» qu’il a joué à Aix au Jeu de Paume, (lieu qui recevra bientôt Manu Payet programmé ici par Dominique Bluzet mais qui n’est pas très habitué à recevoir des humoristes, sauf quand ils sont programmés par la Fontaine d’Argent) a emballé le public. C’était un moment de théâtre jamais vulgaire, drôle et inventif. Du bonheur sur planches en quelque sorte !
Jean-Rémi BARLAND