Publié le 29 avril 2020 à 13h18 - Dernière mise à jour le 4 novembre 2022 à 12h47
Rendez-vous importants de notre vie démocratique, les campagnes électorales sont généralement l’occasion de mettre tous les sujets sur la table. Une assertion qui prend un relief encore plus particulier pour l’échéance municipale, dernier scrutin encore plébiscité par les Français. Or, par-delà les représentations négatives dont certains les parent souvent abusivement ou bien les excès d’honneur dont d’autres les couvrent parfois de manière tout aussi démesurée, nos banlieues figurent régulièrement aux abonnés absents du débat public. Leur avenir – sur lequel les maires et les élus métropolitains ont un impact fort du fait des compétences qui leur sont dévolues – ne peut pourtant continuer à s’inscrire en pointillé de l’agenda médiatique ou demeuré en notes de bas de page des programmes politiques. Les enjeux y sont bien trop nombreux pour être évacués ou caricaturés: cohésion nationale, développement économique, lutte contre la pauvreté, aménagement du territoire, sécurité, communautarisme, etc.
Nos quartiers dits « prioritaires » sont aux urgences économiques et sociales.
Qu’on l’observe à travers des lunettes partisanes ou non, un constat s’impose aujourd’hui sans ambages: nos quartiers dits «prioritaires» sont aux urgences économiques et sociales. D’après l’Observatoire national de la politique de la ville (ONPV), la pauvreté y est en effet trois fois supérieure à la moyenne nationale. En resserrant la focale du microscope, on observe ainsi que plus de 40% des 18-24 ans qui y résident vivent en dessous du seuil de pauvreté ; un chiffre qui grimpe à plus de 50% chez les mineurs. À titre d’exemple, véritable laboratoire, Marseille fait figure d’archétype en la matière puisque le quart de sa population vit avec moins de 1 000 euros par mois et que son troisième arrondissement constitue l’un des quartiers les plus pauvres d’Europe.
L’écart de revenu moyen entre ces territoires défavorisés et le reste de la France n’a cessé de se creuser depuis 2004.
Par effet pendulaire, l’écart de revenu moyen entre ces territoires défavorisés et le reste de la France n’a cessé de se creuser depuis 2004. Aucun gouvernement – de gauche comme de droite – n’est ainsi parvenu à inverser cette courbe que les chorus médiatique et politique évoquent si peu ou si mal. Frôlant les 25% en moyenne et se hissant à des pics supérieurs à 40% dans certaines zones, le chômage y est quant à lui 2,5 fois plus élevé que partout ailleurs dans l’Hexagone. La douche est particulièrement froide pour les 15-24 ans: 37% des actives et 43% des actifs de cette tranche d’âge sont ainsi sans emploi. Outre les discriminations dont ces derniers peuvent faire l’objet une fois sur le marché du travail, c’est avant tout en amont que s’enracine cet écart. Ainsi, comme l’affirme l’ONPV, environ 75% de la population résidant dans un quartier prioritaire «sont peu ou pas diplômés», contre un peu plus de la moitié sur le reste du territoire tricolore. Si l’écart tend à se réduire chez les nouvelles générations, les jeunes de ces quartiers se dirigent néanmoins plus fréquemment vers des filières professionnelles – souvent considérées comme des pis-aller – au détriment de l’enseignement supérieur (64% en zone urbaine sensible contre 58% au niveau national).
Symbolisées par les milliards d’euros déversés dans la rénovation urbaine, force est de reconnaître que les politiques publiques ont préféré s’attaquer aux murs plutôt qu’aux âmes
Au surplus, pour ceux embrassant des cursus universitaires, l’échec au cours des études y est là aussi plus fréquent: 34% contre 20% pour les autres étudiants. Pis encore, les sorties précoces du système scolaire y sont bien plus importantes qu’ailleurs. En d’autres termes, passé sous le tamis de l’examen statistique, force est de constater que le mécanisme de reproduction des inégalités – déjà pointé du doigt par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron voilà cinquante ans – semble toujours désavantager les désavantagés… Résultat: la population et a fortiori la jeunesse de nos banlieues demeurent, pour une grande partie, reléguées à la périphérie du marché du travail et, ce faisant, de la société française. Cette mise au ban économique et sociale est d’autant plus dévastatrice que ces territoires concentrent déjà un grand nombre de difficultés structurelles. Symbolisées par les milliards d’euros déversés dans la rénovation urbaine au cours des années 2000, force est de reconnaître que les politiques publiques ont préféré s’attaquer aux murs plutôt qu’aux âmes. Bien que réhabilitée, une zone urbaine sensible reste «sensible» si près de la moitié de ses habitants demeure à la remorque du marché de l’emploi et, par capillarité, si son sentiment d’ascension économique et sociale paraît figé.
Le «vivre-ensemble» a fait long feu, laissant sa place aujourd’hui au «vivre entre eux»
Partant, le chômage et ses corollaires que sont la pauvreté et la dislocation du «soi» constituent de facto le creuset de la «fracture républicaine» qui menace notre société. Par conséquent, n’en déplaise aux bonnes âmes, entourée des herbes folles du communautarisme dont cette balkanisation fait le lit, une ligne Maginot se hérisse peu à peu, morcelant notre pays. Le «vivre-ensemble» a fait long feu, laissant sa place aujourd’hui au «vivre entre eux». En définitive, la procrastination qui a, en l’espèce, caractérisé ces dernières décennies n’a eu pour autre effet que d’inscrire désormais le devenir de nos quartiers prioritaires – qui n’ont jamais aussi bien porté leur nom ! – en haut de l’agenda politique. Autrement dit, parce qu’une partie de notre avenir s’y joue aujourd’hui plus que jamais, nos banlieues ne doivent pas être les grandes oubliées du fameux «jour d’après» actuellement sur toutes les lèvres !
Anthony Escurat est enseignant à Sciences Po Aix-en-Provence et membre du conseil scientifique de la Fondation Concorde.