Publié le 26 juillet 2017 à 9h28 - Dernière mise à jour le 28 octobre 2022 à 17h18
Le XXIe siècle veut être celui de l’innovation. Ceci pour une raison simple : elle est le nouveau mythe de notre temps. On lui associe toutes les valeurs perpétuellement mises à l’honneur : la créativité, le non conformisme, l’adaptation, l’agilité, le modernisme, la haute technologie, la croissance, la performance, etc. A première vue, tout cela est vrai. La montée en puissance du monde digital fait d’ailleurs corps avec cette apologie incessante de l’innovation.
En revanche, nous oublions un peu vite la question des finalités. Innover pour quoi faire? Cela s’affirme comme une interrogation essentielle. Elle disparaît pourtant -le plus souvent- sous l’effet de l’émerveillement produit par les prouesses technologiques. Dans le domaine commercial, l’innovation sert d’abord et avant tout à briser la logique infernale qui prévaut dans les « océans rouges ». Ces derniers sont définis par W. Chan Kim et Renée Mauborgne (chercheurs à l’INSEAD) comme des espaces marchands saturés où il faut conquérir de nouvelles parts de marchés au cours d’affrontements sanglants (d’où l’expression d’océans rouges).
Pour sortir de cette impasse, les deux auteurs précités de Stratégie Océan Bleu (2010) encouragent les entrepreneurs à innover, à imaginer et mettre en œuvre de nouvelles activités et à faire naître de nouveaux marchés (les océans bleus). Ce qui autorise celui qui les porte au jour à ne pas devoir se préoccuper des concurrents et à inventer lui-même les règles de ce royaume sans passé.
Théorie on ne peut plus stimulante mais qui mérite désormais d’être clarifiée. Qu’est-ce à dire ? Que la performance technologique ne peut pas définir de manière exclusive l’innovation ! La course à la miniaturisation ou à la multiplication infinie des fonctionnalités ne suffit pas à légitimer le cycle innovant. Ne pas proposer le même produit que son concurrent n’exige pas automatiquement une rupture technologique. De ce point de vue, l’ère numérique enfante une forme de paresse intellectuelle.
Il s’agit en réalité de répondre à des besoins spécifiques. On risque sinon de sombrer dans le piège de l’innovation inutile, qui ne parvient pas à répondre à la question précédemment évoquée du «pour quoi faire? ». L’innovation « low tech » est sans doute inappropriée : elle tente cependant d’exprimer cette ambition capitale d’identifier chez le consommateur un usage qui n’a pas reçu de réponse et qui ne demande pas forcément la mobilisation de tous les chercheurs de la Silicon Valley… Usage contre performance en soi ! Ce qui ne signifie pas qu’un produit ne doit pas « performer » ; ce qu’il faut entendre par là, c’est que l’usage guide la performance. Prenons l’exemple d’un sportif de l’extrême : il ne soucie que très peu d’avoir un écran 4K ou le smartphone le plus fin du marché ; en revanche, ce qui lui importe c’est de savoir si l’écran de son mobile sera visible au soleil ou s’il pourra utiliser les touches de son téléphone avec les doigts mouillés…
On commet sans doute une erreur en concevant la disruption comme une mécanique permanente de rupture technologique. Si elle se réduit à n’être que cela, elle sombre rapidement dans « l’art pour l’art », générant une course au changement et une affirmation excessive de la dynamique d’obsolescence programmée qui épuise les individus tout autant que la planète. En ce sens, l’ancien ministre et philosophe Luc Ferry, auteur de L’innovation destructrice, avait parfaitement raison de pointer dans ce livre la nécessité de s’interroger sur l’horizon des finalités de cette exigence permanente de créativité technologique. Cela signifie que l’analyse des tendances générales sociétales, l’attention portée à l’évolution des pratiques sociales, l’observation des comportements individuels et collectifs se situent désormais au cœur de toute démarche commerciale et marketing socialement responsable et managérialement adulte.
Le défi de ce siècle se situe d’ailleurs là, d’un point de vue écologique et concurrentiel. Ce qui s’affirmera positif pour la préservation de notre environnement s’impose aussi comme ce qui permet de trouver son emplacement concurrentiel idéal (le fameux océan bleu). Car c’est ainsi que peuvent premièrement se réduire les crispations menant à des guerres des prix fatales pour les entreprises modestes désireuses de développer de nouvelles idées et approches, et que peuvent s’épanouir parallèlement des talents orientés sur le souhait de fournir à un consommateur, non caricatural, une offre améliorant honnêtement son confort général, son activité professionnelle ou la réalisation de ses activités de loisir.
A cet égard, il existe aujourd’hui une vraie prise en compte de l’environnement outdoor et de ses contraintes dans la conception de produits technologiques, trop souvent imaginés pour des environnements aseptisés, qui ne correspondent pas à la réalité. Il s’agit de répondre à un désir d’utiliser les équipements technologiques, en particulier son téléphone mobile dans des environnements hostiles ou inattendus, tout en maximisant sa possibilité de se sécuriser (en demeurant localisable par le reste du monde), en étant capable de monitorer sa performance, et enfin en vivant pleinement son expérience en même temps que l’on peut la partager avec ses proches, sa famille et ses amis, voire avec une communauté dédiée. Ces quatre impératifs (robustesse, fiabilité, sécurité et convivialité) constituent un chemin déterminant à emprunter pour le processus d’innovation des années à venir.
Au final, le but à travailler est de remettre les personnes au centre du dispositif de valorisation de l’ingéniosité humaine. Atteindre les cimes de la performance technique n’aura jamais de sens autrement que par la prise en compte des raisons pour lesquelles nous souhaitons, chacun différemment, aller plus vite, plus haut, et plus fort…
David EBERLÉ, Vice-Président et Associé, Crosscall
Eric DELBECQUE, Président de l’ACSE