Publié le 21 avril 2017 à 21h16 - Dernière mise à jour le 29 novembre 2022 à 12h30
Pour proposer un avenir à la France et à l’Europe en regard de cette représentation de notre passé, pour repenser la puissance, pour refuser la logique de l’hégémonie et exercer une influence bénéfique, utile aux nations de la terre et délivrée du désir de domination, il faut donc s’établir concrètement en politique, se situer clairement sur l’échiquier du pouvoir.
La raison et le sentiment me poussent à vouloir dépasser le clivage gauche/droite -placé sous le signe fatal des gémeaux-, à formuler différemment l’opposition entre la volonté de maîtrise du réel -même si la tentative échoue- et la soumission au monde. Mais je dois bien reconnaître que cette option n’offre guère de perspectives opérationnelles. A contrario, on peut certes en rester à l’idée que la droite représente l’ordre et la tradition au profit de la conservation, et la gauche le mouvement et la table rase, au profit de l’évolution. Ne reste plus alors qu’à choisir son camp… Mais ce schéma binaire a cessé d’être pertinent depuis que le socialisme s’enferma intellectuellement dans le collectivisme au début du XXe siècle, concept et pratique clairement holistes, et que le parti de la rue de Solferino est devenu le plus conformiste des appareils -par aveuglement idéologique et opportunisme politique-, organisant le simulacre permanent de la transgression, singeant l’individualisme que sa dynamique doctrinale et son action gouvernementale démentaient à chaque instant. Car si les socialistes cultivent le maximalisme dans les idées (marxisant ou «boboïsant»), ils se révèlent férocement pragmatiques une fois au pouvoir (ce qui constitue le cœur de leurs présentes difficultés et explique le triangle Macron-Hamon-Mélenchon)…
Si l’on persiste à vouloir dépasser ce clivage sans renoncer à l’action, on peut dès lors rêver d’une «jeune gauche» ou d’une «jeune droite» qui prétendrait -une fois encore- à la rénovation. Nombreux furent ceux qui s’y essayèrent sans succès, répondront les raisonnables et les cyniques. Peut-être, mais rien n’interdit d’essayer de nouveau. De surcroît, je vois une cause majeure à l’échec, dans chacun des deux camps. A «gauche», on ne voulut jamais se séparer de la vulgate collectiviste, confondant obstinément la gauche et le socialisme. Or, cette assimilation de l’une à l’autre est précisément l’origine de la sclérose de la politique française au vingtième siècle – la parenthèse gaullienne mise à part. A droite, toute tentative de «rajeunissement » ne pouvait qu’échouer dans la mesure où aucune révision doctrinale ne s’engageait. La droite moderne n’ayant jamais clairement revendiqué un «droit d’inventaire», ne s’étant jamais vraiment saisi vigoureusement de sa propre histoire, n’a jamais pu mener à bien un aggiornamento conscient et fondateur de discours politiques en prise avec la modernité.
Elle n’y échappera pourtant pas : la droite devra tôt ou tard réfléchir sur ses valeurs, parce que seule une «jeune droite» semble pouvoir innover dans les années qui viennent. A cet égard, nous sommes encore loin du compte… En posant, bien entendu, qu’il faut d’abord neutraliser la charge négative du mot «valeur», ou, pour être plus précis, en faire le synonyme de « principe », car la gauche partisane instrumentalise trop facilement le parfum d’ordre moral qui lui colle à la peau (cf. le cas Fillon). Des valeurs sont tout simplement l’ensemble des idées et aspirations fondant une vision du monde et donc un projet politique global, ainsi que ses manifestations programmatiques particulières. Pourquoi dépasser le clivage droite/gauche par la droite me direz-vous ? Parce qu’il n’y a tout simplement plus de gauche à l’heure actuelle mais seulement un extrémisme dangereux et un socialisme rhétorique, vindicatif et sclérosant, parfois recouvert d’un fin vernis de centrisme honteux.
De ce point de vue, Thierry Wolton faisait œuvre utile il y a bien des années en écrivant Comment guérir du complexe de gauche. Son livre était incontestablement bien tourné, et pertinent dans l’intention. Le constat de la première page reste indépassable : la «gauche» partisane exerce un terrorisme intellectuel et psychologique inadmissible en démocratie. Mais je n’en tire absolument pas les mêmes conclusions. A mes yeux, cela constitue un point de départ pour dépasser le clivage droite/gauche, tout en recueillant l’héritage métaphysique de la gauche, et l’élégance psychologique d’une certaine droite. En revanche, Wolton construit une attaque en règle contre la gauche dans le but d’abattre le jacobinisme et le centralisme républicain, à ses yeux inséparables. Ce qu’affirme au bout du compte Wolton, c’est que l’État revendique abusivement le droit d’exprimer et de défendre l’intérêt général : ce dernier se manifesterait sans son secours. Marquée par le marxisme, poursuit-il, la gauche se caractérise d’abord par l’idée qu’il faut donner du sens à une société qui en demeurerait privée si la sphère politique -entendez l’État- ne le générait pas. Wolton n’est pas loin de l’équation suivante : République équivaut à jacobinisme, c’est-à-dire à marxisme et à étatisme… L’État ne saurait constituer pour lui la clé du changement social. Encore faudrait-il savoir ce que signifie ce dernier ! Si on le définit comme l’épanouissement intégral du nouvel esprit du capitalisme, on ne peut effectivement exiger de l’État qu’il en constitue la clef…
Mais comment peut-on régler son compte à l’État en affirmant que l’opinion a perdu le goût de la réglementation bureaucratique et de la tutelle administrative ? On peut certes souligner -c’est même indiscutable- que l’État dépense beaucoup sans pour autant réduire les inégalités. Mais quelle est la portée de tels jugements tant qu’on ne s’attache pas à penser les moyens de l’État stratège, et qu’on se contente de traiter avec condescendance et ironie de l’avenir de l’État-nation : c’est-à-dire en montrant clairement que l’on n’y croit pas… Pour lui, la gauche est tout le contraire de l’individualisme : cela prouve qu’il méconnaît l’héritage, et confond la gauche avec les socialistes. Et quel cynique aveuglement peut le pousser à écrire que la poursuite de l’autonomie individuelle est difficilement conciliable avec un idéal collectif, c’est-à-dire avec le et la politique ? En somme, Wolton serait un vrai « lili », un libéral-libertaire -étrange vocable…-, invectivant à l’envi les «bobos», les bolchos-bonapartistes -selon le clivage inventé par Pierre Hassner, dixit Wolton ! Que dire ? Affirmer que cette distinction entre les modernistes et les bonapartistes n’a aucune pertinence ! Quant au nouveau clivage que propose Wolton, censé transcender la partition droite/gauche, il ne nous mènera pas loin : défiance envers les gouvernés -plutôt attribuée aux hommes de gauche- contre confiance dans les citoyens, capables de gérer les affaires communes… Il faudrait qu’une lumière plus apollinienne éclaire le débat…
De tels raccourcis intellectuels et historiques, qui constituent le kit de survie idéologique de trop de penseurs ou leaders de la droite partisane, interdisent à celle-ci d’exister politiquement, parce qu’ils la privent de tout squelette doctrinal crédible. En effet, sans idées structurantes de plus grande envergure, sans architecture conceptuelle plus ambitieuse, comment pourrait-elle développer une identité capable d’épouser l’épistémè – le climat mental – du nouveau siècle ? Mais le mot de doctrine lui fait peur : il est suspect, voire grossier… Celui-ci n’est pourtant pas forcément synonyme de totalitarisme idéologique ou d’orthodoxie vindicative. Il peut désigner, moins agressivement, une série de principes, une philosophie d’ensemble qui sous-tend l’action politique, lui donnant cohérence et sens. Avec Les Français. Réflexions sur le destin d’un peuple, Valéry Giscard d’Estaing avait tenté, lui aussi, de remplir la besace théorique des « bleus ». Son appréhension du déclin, et les rapports de ce dernier à la puissance, relevaient indiscutablement d’une analyse historique sérieuse. Fédérer les droites sur le refus du mythe de la table rase semblait une idée prometteuse. A condition qu’il y ait encore quelque chose à rassembler, et que cette idée-force engendre un édifice théorique solide, susceptible de se transformer en un programme politique cohérent. Je confesse mon scepticisme sur ces deux points…
La droite n’existe plus, pas davantage que les droites. A peine peut-on observer leurs résidus, ou s’amuser amèrement du fait que la soi-disant gauche campe à droite… Dès lors, il ne s’agit plus de fédérer mais de bâtir sur des ruines. Quant à la solidité doctrinale de la maison commune, elle n’est guère assurée. La droite du XXIe siècle, telle que l’imaginait Giscard, baignait dans la modestie, pour ne pas dire la médiocrité. Elle entendait débarrasser les coqs gaulois de leur foutue grande gueule et de leur prétention à la grandeur. Le musée nous guette braves gens, délivrez-vous de l’exception française avant qu’il ne soit trop tard ! Je crains fort que ce péché d’uniformité soit mortel. Le français court mal en terrain plat… Pourquoi d’ailleurs cet acharnement à définir l’exception comme une dangereuse pathologie, comme le refus hystérique de la réalité, c’est-à-dire de la fatalité, puisque c’est bien ainsi que l’entend Giscard. Effectivement, il n’y a que des inconvénients à vivre dans ses phantasmes. Mais je ne vois rien de scandaleux au désir de transcender un réel inacceptable. Le transformer est la tâche ontologique de l’homme. L’exception française pourrait simplement signifier cela : proposer au monde des perspectives inédites et créatives, soumettre la matière à l’esprit sans refuser ou amoindrir la matière, initier et dominer le mouvement sans s’en faire une religion ou lui céder servilement. Alors, ce n’est plus l’exception française qu’il faut combattre avec passion, mais la sclérose franchouillarde, le conformisme tricolore, le terrorisme intellectuel parisianiste, le totalitarisme égalitariste démagogique de l’oligarchie énarchienne, l’égoïsme consumériste des fils assoupis de la Madone au bonnet phrygien…
La décrispation du climat politique français, la dilution de la souveraineté démocratique dans le fédéralisme technocratique européen, l’apologie de la réforme progressive et décontractée, ne remédieront pas aux raideurs musculaires qui font boiter la France. Le fédéralisme n’est pas davantage une panacée absolue qu’un horrible démon. Pourquoi l’euphémisation des identités nationales devrait être si souhaitable ? Y a-t-il une prime métaphysique à l’étranglement des singularités ? Peut-on en espérer la guérison des maladies françaises, la rénovation du système éducatif ou la réduction des fractures sociales ? J’en doute fortement. Pour ma part, je me sens suffisamment européen pour m’irriter des oukases bureaucratiques d’une Commission bruxelloise qui rappellent fâcheusement les régimes oligarchiques les plus accomplis. Il est vrai cependant que c’est aux gouvernements de prendre leurs responsabilités. Je trouve plus de profit à lire Dante ou Pessoa, Nietzsche ou Zweig, Shakespeare ou Wilde, plus de plaisir à rencontrer de fiers espagnols ou de joyeux irlandais, de bouillonnants écossais ou d’exubérants italiens, qu’à passer sous les fourches caudines des commissaires azurés. Un vrai modèle institutionnel européen suppose d’autres prémisses… à mille lieux du fédéralisme à œillères et du souverainisme rance (la souveraineté est une finalité pas un livre de recettes intouchables).
Si la droite dont rêvait Giscard se construit sur l’apologie d’un libéralisme primaire, inapte aux mutations décisives, sur la confusion entre l’obésité étatique et l’indispensable arbitrage politique, sur l’abdication gouvernementale au profit de collectifs supranationaux non démocratiques, sur la soumission au monde-comme-il-va et sur la réformette inoffensive, je discerne mal sa modernité… Je ne vois là que de vieilles lunes. C’est toujours la même tentation de l’hétéronomie, la même inaptitude à la liberté, à l’autonomie et à l’indépendance, le même libéralisme bourgeois, le même oligarchisme des notables. Alors, il n’y avait ni new deal politique ni dépassement du clivage droite-gauche sous le vernis giscardien…
Tant que la droite s’excusera d’être la droite, sans trop savoir, paradoxe suprême, ce que ce mot pourrait signifier en ce début de siècle, la gauche d’aujourd’hui – qui n’est qu’une droite réactionnaire dissimulée (sapant l’héritage républicain des Lumières) – pourra continuer à la tenir pour quantité négligeable. Depuis la Guerre Froide, les partis de droite se sont installés dans un confort intellectuel plus que jamais lénifiant. Quand la « gauche » française, malgré ses déchirements et ses paradoxes, semblait véritablement collectiviste, et montrait de l’indulgence pour les égarements totalitaires du géant soviétique, les hommes de droite pouvaient se contenter de lui servir de repoussoir : ils étaient au choix libéraux-démocrates, conservateurs bourgeois ou catholiques, défendaient le marché et les droits de l’homme, la morale et la famille, l’Église et la patrie. Ne se posant guère la question de la cohérence de cette hétéroclite coalition, ils communiaient dans un anticommunisme souvent primaire qui autorisait également à vouer aux gémonies le parti socialiste, certes atlantiste mais sans enthousiasme. L’effondrement du mur de Berlin rompit cet équilibre instable. L’explosion du monde communiste pulvérisa finalement le ciment idéologique de la droite française tout autant que celui de la gauche. Et la première ne s’en est toujours pas remise… Il faut désormais viser plus juste, en sagittaire fidèle au virtuose Chiron ! Mais décortiquons plus avant…
De la Révolution française à la Belle Époque, la gauche célébrait seule le triomphe de l’individu et du progrès, symbolisait la liberté, l’égalité et la fraternité : elle incarnait Prométhée et ne laissait pas de lutter contre le goupillon. La droite légitimiste, elle, croyait à Dieu et au Roi, à l’autorité et à la famille. Hantée par la crainte du péché d’orgueil, elle s’acharnait à maudire une Révolution désormais inscrite au registre du patrimoine national. L’orléanisme, pour sa part, s’attachait également à subordonner la personne à une autorité la transcendant, mais plus sournoisement et plus efficacement. Il lui fallait donc concilier la royauté louis-philipparde, si délicieusement bourgeoise, avec le parlementarisme, afin d’instaurer solidement la monarchie oligarchique des notables, soucieuse de garantir l’ordre et les droits du pouvoir plus que ceux de l’individu. Le cas épineux du bonapartisme, cette problématique tradition de droite, parce qu’elle emprunte bien des concepts et des réflexes politiques à la gauche, fut vite réglé : tandis que Napoléon le Grand était au choix momifié par la légende ou anathémisé par les républicains purs et durs, ennemis du pouvoir personnel et plébiscitaire, Napoléon III, le Petit, tombait dans les geôles de l’oubli. Les bonapartistes, quant à eux, disparaissaient discrètement des bancs parlementaires.
L’Affaire Dreyfus acheva de donner consistance au clivage droite-gauche, et imposa ce schéma dualiste drastique à la pensée politique. A la même époque, le processus de passage à droite de la nation, entamé par le boulangisme, donnait naissance à une hybride idéologique : le nationalisme. Ce dernier permettait de substituer une transcendance à une autre : la terre et les morts chers à Barrès, le génie de la race, supplantaient Dieu, ce souverain spirituel trop incertain d’une société désenchantée que le sens du mystère commençait à déserter. Le national-populisme entrait certes en scène, ramifiant davantage la droite, mais sans en modifier l’identité philosophique : le royalisme s’en trouva même revitalisé à travers l’Action française, animée par Maurras. Quant à la droite conservatrice ralliée au régime, qu’incarnaient l’Action libérale populaire et surtout la Fédération républicaine, elle laissait affleurer sa filiation traditionaliste en se dévoilant plus modérément républicaine que sincèrement modérée : elle ne faisait donc guère peser de risque sur l’homogénéité spirituelle de son véritable camp. Seule la droite libérale, représentée par l’Alliance Républicaine Démocratique, et qu’illustrera à la perfection un Raymond Poincaré, commençait à poser problème : la république pouvait être de droite ! On lisait désormais sur les traits de Marianne une délicate combinaison de républicanisme raisonné et d’orléanisme déraisonnable. Comme je l’indiquais plus haut, la menace bolchevique occultera pour un temps ce paradoxe naissant. La révolution russe d’octobre 1917 joua désormais le rôle de l’Antéchrist, celui-là même que tenait la révolution des Grands Ancêtres de 1789 dans l’Évangile contre-révolutionnaire. En 1919, le Bloc national posa en réalité une seule question aux électeurs de 1919 : voulez-vous du communisme, de « l’homme au couteau entre les dents » ? Un problème, le principal, restait pourtant en suspens : les formations du Bloc national n’avaient pas de dénominateur commun positif.
Au lendemain du second conflit mondial, le retour de la droite aux affaires, avec le Mouvement Républicain Populaire et les Indépendants, renforcés dans les faits sinon dans la théorie par un radicalisme moribond, ne modifia pas la logique conceptuelle et politique à l’œuvre depuis les premières années de l’entre-deux-guerres. Honnie et vilipendée par les molletistes et les communistes, la droite dite libérale, durablement purgée d’une frange parlementaire ouvertement réactionnaire, négligea d’engager une véritable remise en cause doctrinale visant à consolider ses positions. Au mieux, elle se voyait confondue avec la pente psychologique la plus triviale et ennuyeuse de la nature humaine : celle du juste milieu, du centre mou, de l’immobilisme rassurant qui séduisait tant le docteur Queuille. Au pire, la guérilla persévérante des « progressistes » la dénonçait comme l’alliée objective de toutes les oppressions, vouée à l’anéantissement du socialisme.
Mais en 1958, l’arrivée au pouvoir du Général de Gaulle provoqua une rupture insigne dans le paysage politique. Bousculant les catégories classiques, l’homme du 18 juin organisa la victoire paradoxale et finalement factice d’une droite désemparée par le bourbier algérien. Tout en conservant son indépendance vis-à-vis des dogmes partisans, il mobilisa en sa faveur l’électorat traditionnel et le personnel politique de la droite, impatiente d’en terminer avec la question algérienne et d’imposer le grand homme comme le gardien intouchable du désordre établi… Puis le fondateur de la Ve République signifia rapidement aux partis la fin de leur hégémonie. En 1962, le Général de Gaulle témoigna sans ambiguïté de son indépendance politique en décidant que le chef de l’État serait désormais élu au suffrage universel. Lorsqu’il quitta la scène politique, les partis de droite furent sans nul doute les premiers soulagés, et purent à nouveau succomber au sommeil dogmatique… De ce fait, le parti gaulliste a d’ailleurs toujours souffert d’une schizophrénie constitutive. Par définition, il se doit de refuser l’alternative droite-gauche. Il est nécessairement au-delà… ou il n’est pas gaulliste. Pourtant, un certain nombre de ses militants et de ses électeurs, depuis les origines, ne furent que de très classiques hommes de droite. Du vivant du général de Gaulle, cette double personnalité ne posait guère de problème. Cimenté par la figure de son chef légendaire, il n’était qu’une simple machine électorale, une force d’assaut parlementaire drainant les énergies pour les faire concourir à l’action d’un leader incontesté et incontestable. Bon gré mal gré, les « godillots » suivaient… Mais la disparition de la figure mythique qui lui prêtait cohérence exposait le parti à de terribles tensions. Sous la houlette de Pompidou, l’organisation renoua avec un discours classiquement conservateur. Toutefois, parce qu’elle se nourrissait de la rente symbolique que lui avait assuré son héros éponyme, l’identité gaulliste ne fut pas mise en question durant plus de quinze ans. De surcroît, l’obsédante présence de l’adversaire dispensait de toute réflexion doctrinale : combattre les « rouges » apaisait les dissensions… Mais le cancer du non-sens la rongeait…
Il faut toutefois reconnaître que le Pacte de Varsovie ne constituait pas le seul obstacle décourageant sur la route des réformateurs… En effet, les rapports problématiques et ambigus de la droite avec le fascisme et le nazisme, puis l’épisode vichyste, assombrirent le portrait de celle-ci et achevèrent de la définir, dans bon nombre d’esprits, comme une pathologie. Ses troupes ne pouvaient qu’être d’irréductibles abrutis autoritaires, anti-modernistes, passéistes, conservateurs et traditionalistes, toujours suspects de sacrifier la justice et la fraternité aux intérêts égoïstes et aux puissants de tout poil, champions d’un principe de réalité dont ils demeuraient les perpétuels bénéficiaires. Bref, son image était exécrable et dissuadait rapidement d’éventuels repreneurs… Notons au passage qu’il est cependant malhonnête de suggérer que le camp d’en face flirte avec le national-populisme en passant sous silence le rôle de nombreux hommes de gauche dans l’entourage de Pétain … Ni Laval ni la plupart des députés qui ont voté les pleins pouvoirs au Maréchal, en juillet 1940, n’étaient des cagoulards, des thuriféraires de l’ordre totalitaire ou des zélateurs des dictatures bottées et musclées.
En tout état de cause, les difficultés présentes du parti Les Républicains s’enracinent très certainement dans l’incapacité de ses leaders et de ses improbables intellectuels à penser de manière dynamique la dichotomie droite-gauche, soit pour définir et affirmer un héritage -mais il serait stupide d’assumer la métaphysique de l’hétéronomie-, soit pour reconstruire ces catégories si le passé s’oppose à toute dynamique politique novatrice. Bref, il lui faut affirmer une identité de droite décomplexée dont le cœur est paradoxalement la volonté de dépasser le « vieux » clivage droite/gauche – car ce paradoxe n’est qu’apparent… L’idée est la suivante : oui, on peut être aujourd’hui un homme de progrès et se revendiquer de droite, mais non de celle – réactionnaire – que les ténors socialistes débusquent partout… On peut se classer à droite par refus de la gauche présente, usée et sclérosée – qu’il importe de définir précisément pour mieux « l’encercler ». On se retrouve alors à droite parce que les adversaires que l’on se reconnaît se proclament de gauche, et que cette gauche-là – davantage capitaliste que libérale ou républicaine – s’avère tout à la fois le contraire de la modernité et de principes fondamentaux dont la droite historique se faisait la gardienne, et qu’il faut conserver tout en les adaptant : à savoir le réalisme et le pragmatisme, le sens de l’ordre public et de la loi, de l’autorité républicaine bien comprise, qui assure cette sécurité globale des citoyens sans laquelle la liberté n’est pas possible. Ce qu’il est indispensable de répéter sans cesse, c’est que ces valeurs ne sont pas nécessairement solidaires d’une philosophie contre-révolutionnaire, anti-individualiste, répressive et ennemie de l’égalité républicaine. La charge de Jospin contre la droite esclavagiste, adversaire des droits de l’homme, avait bien montré que les socialistes ne renonçaient pas aux vieilles ficelles… Il faut conséquemment expliquer, encore et toujours, qu’il n’y a pas de grand projet, pas de réforme, sans une lucidité élémentaire et une rigueur minimale, destinée à favoriser une dynamique de progrès, et non à contraindre les individus.
Réalisme et pragmatisme sont les armes des vrais réformistes, peut-être même des vrais révolutionnaires, et certainement pas les outils des liberticides… Ce sont également deux qualités psychologiques prouvant que l’on a le souci du réel, c’est-à-dire des personnes, avec ce qui fait leur vie quotidienne, et que l’on ne peut bouleverser brutalement par décret : une fois l’échec consommé, rien n’est plus facile et moins humaniste que de s’étonner du refus de la réalité de se plier docilement à son caprice… Le sens de l’ordre public, quant à lui, doit être relié au progrès. La devise du Brésil constitue en somme – comme dirait Sartre – un horizon indépassable de notre temps : « Ordre et Progrès ». Désolidariser désordre et liberté est un objectif prioritaire. Il faut même prouver que la liberté de chacun d’entre nous se nourrit d’une certaine dose d’ordre, c’est-à-dire de stabilité et de sécurité, non d’autoritarisme stupide de petit chef frustré et borné. Dans le cas contraire, il n’existe pas d’État de droit et de liberté mais une terrible jungle, un combat de tous contre tous qui réclame tôt ou tard l’État policier, le monstre le plus hideux qui soit.
L’objectif à atteindre est le suivant : marier la modernité -c’est-à-dire l’indépendance individuelle, l’individualisme au sens positif- avec les valeurs séculaires de « bon sens » que l’on reconnaît caractéristiques de la droite, et que l’on peut distinguer de l’idéologie réactionnaire. La droite contemporaine doit s’affirmer l’héritière de la gauche « mythique », et refuser au socialisme cette filiation, précisément parce que ce dernier s’impose comme une mutation problématique du legs radical de la IIIe République conquérante, celle qui débuta en 1871 et agonisa à partir de 1919. Les socialistes doivent même désormais risquer le discrédit en associant la «jeune» droite à l’ancienne droite réactionnaire, contre-révolutionnaire. L’idée est d’autant plus séduisante que cette gauche «usée», «ringarde», a dorénavant peu en commun avec la gauche historique et «héroïque» de 1789, ou du combat séculaire pour la laïcité. Il faut récupérer -sans plus aucune contestation idéologique possible- cet héritage de la gauche, dont Clemenceau et Jaurès sont devenus les icônes : celui des droits de l’homme et du citoyen, de la philosophie du progrès et de la démocratie nationale, de l’État arbitre et moderne, régulateur social et stratège. Héritage dont la Révolution française, l’affaire Dreyfus et la France Libre constituent les jalons mythiques.
Mais rénover la « droite » avec un enthousiasme dionysiaque suppose d’être terriblement attentif : la vieille syntaxe philosophique droitière guette les jeunes loups. S’ils ne font pas preuve d’assez de vigilance, elle peut les rattraper sans qu’ils s’en aperçoivent, car elle ne se découvre plus comme telle. Puisque le discours contre-révolutionnaire n’est plus tenable, comment s’exprime donc, aujourd’hui et concrètement, le tempérament de droite ? Albert Hirschman a pertinemment répondu à cette question dans Deux siècles de rhétorique réactionnaire : sous le masque du pragmatisme, les structures argumentatives de l’effet pervers, de l’inanité et de la mise en péril servent de paravents acceptables à l’immobilisme de principe de la pensée philosophique et anthropologique de droite.
Logiques de raisonnement auxquelles répondent d’ailleurs des dynamiques symétriques à gauche. Lorsque la pensée réactionnaire affirme que les conséquences de telle mesure seront désastreuses, la pensée progressiste ennemie et jumelle soutient que le désastre viendra du renoncement à cette réforme ; parallèlement, si les idéologues de droite affirment que l’action envisagée se révèlera inopérante, vaine, parce qu’elle vise à modifier des « lois » fondamentales de l’ordre social, des structures quasi-éternelles, ceux de gauche clameront que ladite mesure découle naturellement du déploiement de puissantes forces historiques déjà à l’œuvre, et qu’il est totalement stérile de s’y opposer ; enfin, si les uns s’acharnent à démontrer qu’une nouvelle réforme mettra en péril une précédente, les autres affirmeront que l’on constatera rapidement qu’elles se soutiennent mutuellement. Comme l’écrit Hirschman, il est malheureusement probable que ces thèses, faussement opposées, s’harmonisent absolument : elles se complètent à la perfection pour former le tableau exhaustif des rhétoriques de l’intransigeance, mères de la paralysie décisionnelle et de l’incurie.
Sans doute faut-il répondre aux sectaires de droite, en citant Paul Claudel, que le pire n’est pas toujours sûr, et aux intégristes de gauche que la chimère de la synergie systématique peut enfanter bien des désillusions qui dissuadent de futures réformes. Non, le péril n’est pas toujours imminent et fatal ; non, les lendemains ne chantent pas mécaniquement en vertu d’une loi historique qui contraint l’univers au changement… Nous ne sommes pas condamnés à répliquer à la résistance du monde par la folie de la table rase, ou à penser que Némésis punit immanquablement l’hubris humaine…
Disons-le encore différemment : le fond de l’homme de droite à l’ancienne, c’est la peur, l’angoisse devant l’univers où chacun de nous est abandonné, l’humilité face à la puissance terrible de l’inconnu et de l’infini. Jusque là, une telle posture psychique constitue une vertu nécessaire. Elle devient perverse lorsqu’elle motive le refus du combat. Qu’importe que nous soyons vaincus, écrasés par l’insondable : il faut quand même nous battre, avec intelligence, subtilité, mais sans s’inquiéter de savoir si nous triompherons ou si nous serons détruits ! L’honneur se confond avec le goût du défi…
L’homme de gauche vit dans la conviction contraire : l’univers n’est rien face à la conscience humaine, appelée à le maîtriser. Il n’y a encore ici qu’une vertu : la croyance au pouvoir de la liberté et de l’amour, conçu comme vérité de l’homme ! Elle tourne à la pathologie lorsqu’elle tend à la sous-estimation du monde, à son mépris, à sa réduction au rang de pure matière à dominer, de pure inertie à conjurer. Un tel aveuglement ne peut mener qu’à l’échec de l’œuvre entreprise.
Les « tempéraments » de droite ou de gauche se sont identifiés à leurs caricatures respectives. Être par-delà droite et gauche, c’est les avoir intégrées pleinement, les avoir accomplies, et donc surmontées dans une synthèse de haute valeur qui transforme les chameaux en lion… Mais pour réussir ce «dépassement», on peut se revendiquer de droite – tant il est vain, pour une machine partisane, de vouloir échapper à cette dichotomie persistante de notre vie politique. Il faut toutefois vider le mot de son contenu, tel qu’on le connaît… Ou, pour le dire autrement, en révolutionner complètement l’horizon idéologique…
La jeune droite doit conséquemment faire sienne l’espérance d’égalité et de justice sociale -tout comme la passion de l’émancipation individuelle-, mais en les rénovant, c’est-à-dire en poussant du même coup le parti socialiste à faire face à ses propres démons. Le premier est l’égalitarisme, destructeur de l’authentique égalité des chances, ainsi que de l’autonomie et de l’indépendance individuelles. Le deuxième est la pensée unique, le politiquement correct, le terrorisme intellectuel né de la mauvaise conscience de l’intelligentsia et de la bourgeoisie socialiste, soucieuses de poser en gauche « morale ». Le troisième est la paralysie de la pensée économique entretenue par l’attachement obsessionnel – et aujourd’hui exclusivement rhétorique – aux vieilles recettes marxistes, c’est-à-dire collectivistes (qu’incarnent Benoît Hamon et Jean-Luc Mélenchon). Rappelons aux socialistes qu’ils ont oublié les bonnes questions que posait le marxisme, tout en s’agrippant verbalement -par paresse intellectuelle et conformisme- aux «mauvaises» solutions que cette doctrine préconisait. Ne reste plus alors qu’à développer l’excellent thème de l’État-stratège, et régulateur en matière économique et sociale : car une droite rénovée devra mettre en avant sa claire volonté de ne pas devenir l’esclave des marchés financiers, de favoriser le travail et pas seulement le capital, tout en facilitant le fonctionnement d’un capitalisme sain – facteur de prospérité pour tous. Pour le dire autrement, elle ne doit pas jeter Keynes aux orties, tout en refusant le syndrome « Robin des Bois ». Le quatrième est la dé-réalisation, issue d’un sens tronqué de l’utopie, c’est-à-dire d’une vision du monde qui oublie les êtres concrets, de chair et de sang, qui déteste en fait le réel, le bonheur et la vie – à cet égard, une «jeune droite» pourrait facilement user à son profit de la vague contemporaine «du jouir sans entraves», tout en en mettant à jour les insuffisances et les contradictions. Le cinquième est l’incapacité à articuler individuel et collectif, notamment l’individu et la nation, en refusant d’accepter que cette dernière soit la première nourriture de l’individualisme authentique. Le sixième est l’habitude de confondre égoïsme et individualisme. Cette dommageable confusion s’affirme comme le vestige d’une certaine instrumentalisation de Mai 68 : ce serait donc également l’occasion, pour la droite, de faire le tri entre le bon grain et l’ivraie, et d’assimiler ce qui fut salutaire dans cette mise en ébullition sociale.
Je sais : l’exercice n’est pas facile ! Il s’agit d’imiter le phénix, de renaître de ses cendres et d’opérer la dé-diabolisation idéologique de la droite, d’orchestrer sa conquête symbolique et politique de l’héritage de la gauche « mythique », celle des grands combats républicains, de 1789 à 1945. Bref, le but est d’inscrire un travail d’appropriation philosophique de la gauche dans la posture gaulliste du par-delà droite et gauche, en l’assimilant clairement à une démarche venue d’une « droite » reconstruite – puisque l’on travaille à la métamorphoser et à la purger des vieux démons… En effet, le défi est de conserver le mot « droite » tout en dépassant le «vieux » clivage droite/gauche – tel, tout au moins, que le PS l’instrumentalise. Le but ultime d’une telle opération ? En finir avec l’assimilation de la gauche au socialisme verbal, dissoudre le contresens qui les associe. En somme, une droite populaire, c’est-à-dire d’authentiques progressistes et patriotes, doit dorénavant faire face à des socialistes qui s’enfoncent dans l’immobilisme et le conservatisme réactionnaire… De surcroît, cette « jeune » droite permettrait de marier harmonieusement les divers « courants », en les interprétant comme autant de sensibilités différentes qui se retrouvent sur les « valeurs » essentielles de l’identité commune. Au finish, on s’offrirait ainsi le luxe nécessaire d’un nouveau clivage opérationnel : droite rénovée et moderne versus rhétorique socialiste. Car il n’y a plus de socialisme effectif mais une simple rhétorique… Le socialisme marxiste français est né schizophrène : son action mit toujours en difficulté son discours. Et force est de constater qu’il persévère à cultiver son mal…