Publié le 17 février 2017 à 12h00 - Dernière mise à jour le 29 novembre 2022 à 12h31
En cette période de campagne pour la présidentielle, il m’a paru indispensable de me livrer à un travail « archéologique » sur le clivage droite/gauche. Cette promenade conceptuelle s’étalera sur une série d’articles d’ici mai 2017.
D’Athènes à Alexandrie
Troisième volet de l’exploration de la généalogie droite/gauche : nous voici sorti du symbolique pour entrer dans l’Histoire. La gauche, au bout du compte, c’est le combat pour l’individu vu comme Sujet au sens philosophique, c’est-à-dire souverain, surhumain, perçu comme autonome et indépendant. Mais si elle naquit en 1789, hier en somme, elle sommeilla longtemps dans les entrailles de sa mère : la liberté.
L’Histoire a commencé par le néant… Là où il n’y a pas l’homme, non pas l’espèce, mais l’être vivant de chair et de sang, unique, irréductible, invincible, l’individu qui veut persévérer dans son moi, conjonction de l’esprit et de la matière, là où la conscience se dilue et la personne succombe, il n’y a que voiles et illusions. Peut-être pas tout à fait le néant… car l’individu vit, est conscient, veut et agit, même s’il s’ignore lui-même comme dignité, orgueil, et joyau de l’être. Il crée, lutte contre la mort, bâtit des civilisations. Il se prépare longtemps à ouvrir les yeux… Il fabrique son berceau, ou fourbit les armes de sa libération, chacun choisira les mots et les images qui lui conviennent.
L’Antiquité, celle de l’Athènes démocratique, fut d’abord le règne du Tout, de l’holisme brutal. Les individus encore dans les limbes ne pouvaient concevoir d’autre réalité que la majesté de la Cité, du collectif. L’entité collective personnifiée et fantôme, abstraite, l’hypostase écrirait Lucien Jaume, prévaut sur les parties souffrantes et existantes. Sur l’agora, chacun vaut son voisin d’assemblée, chacun vote et prend part aux débats concernant la Cité. Mais l’individu et sa liberté, le moi, l’intériorité psychologique, ne signifient rien pour un hellène. La Grèce athénienne a accompli la démocratie, réalisé le rêve de l’égalité politique, mais en asservissant l’individu et sans faire d’ombre à l’Olympe ou aux lois éternelles des Destins… La Cité se soumet aux oukases divins, s’intègre à l’ordre de la Nature, se subordonne aux équilibres du Cosmos et ne rêve jamais d’autonomie sacrilège.
L’Antiquité a inventé l’authentique organicisme, celui qui fixe à chacun sa place, qui croit chaque élément nécessaire mais ne souffre aucune contestation, ne tolère aucune prétention, n’autorise aucune ambition d’être plus et de rompre les harmonies préétablies. L’homme n’est en aucun cas centre de l’univers, en tant qu’espèce et a fortiori en tant qu’être singulier. L’individu ne peut prétendre à aucune dignité ontologique supérieure, et encore moins suprême. Il est simple cellule de la Cité, du grand corps dont on fait un Je, une personne, presque une conscience. C’est un atome, une fonction de l’organisme social, qui n’a d’existence que par rapport au Tout. La Cité épuise le sens de l’unité physique élémentaire, destinée de toute éternité à rendre possible l’existence du Collectif, à le servir, à s’y vouer jusqu’à la mort en y consacrant tout son être.
Pourtant, il y a dans la conscience grecque un désir de blasphème, un refus des limites, la tentation du sacrilège, sauvage, impérieuse. La tragédie antique châtie la démesure, l’hybris, parce qu’elle hante, comme un feu qui consume, l’âme du citoyen. Elle le met en garde contre la soif d’absolu, le désir d’égaler les dieux, d’être soi-même Dieu, de rivaliser avec le pouvoir suprême. Qu’il s’entête et il sera puni… mais aussi honoré, promu au rang de héros tragique, consacré demi-dieu après avoir enduré le supplice. La frontière est clairement tracée qui marque les limites du monde humain et le début du royaume des dieux, mais l’honneur et la grandeur de l’homme, enseigne la tragédie, c’est de la vouloir franchir, de transgresser l’interdit sacré, de marcher vers le Destin, son destin, de se confronter à l’inéluctable, à la mort programmée, de continuer à défier sans espoir de victoire. Paradoxe matriciel qui hante le monde antique… La Cité est la figuration de l’Un, l’expression du holisme le plus pur. Elle est le Tout, auquel se sacrifient les parties. L’individu n’existe pas : il s’est aboli, surmonté et accompli dans le citoyen, dont le moi se confond avec l’Âme collective. Cependant, le héros légendaire et guerrier, incarnation par excellence de l’idéal et des vertus antiques, est un fauve magnifique, un monstre d’orgueil ne souffrant aucune insulte à son honneur, conscient de son rang, sacrifiant volontiers à ses desseins ou à ses caprices la loi des hommes et celle des dieux, les innocents comme les coupables. Les pires malédictions ne pourraient l’arrêter.
Nietzsche ne s’y est pas trompé, qui discernait dans la culture hellénique la première école de l’orgueil et de l’affirmation de soi, réduite à néant par un certain christianisme paulinien. A bien des égards, il semble que le surhomme soit l’héritier du monde grec. Le feu est le même qui forgea la puissance hellène, sa munificente supériorité, et le règne à venir du surhumain. Le grec pourrait bien résumer tout entier le sublime qui habite parfois la volonté de l’homme. Ridicule caricature des dieux, image dérisoire d’un Dieu à venir, il est pourtant plus que l’absolu, davantage que l’infini de la puissance : il est le rival impossible d’un invisible et hypothétique Tout-Puissant. Sa faiblesse est sa force : elle le fait plus grand que tous les Dieux. Amant insatisfait de la liberté, Icare le prométhéen, le Fils d’Uranus, la poursuit toujours, lucide et désespéré, stoïque et dionysien, Être Suprême et misérable bouffon de cet univers qui se dérobe inlassablement.
La sophistique n’est-elle pas d’ailleurs la meilleure preuve de l’orgueil grec ? En proclamant l’homme mesure de toute chose, source de la loi, Protagoras a réclamé pour l’individu le sceptre du monde, revendiqué la liberté absolue, et justifié aussi le projet démocratique. Il n’y pas de juste en soi, de Vérité tyrannique, il n’y a que la souveraineté de l’homme – qui s’exprime dans la loi positive -, et des cieux vides de dieux. Les sophistes ne reconnaissent aucune justice supérieure fondant la loi. Contre Antigone, ils prennent le parti de Créon : le nomos, le droit des hommes, leur création, leur dicte seul leur loi. Antiphon, Thrasymaque, ou le Calliclès de Platon, creuseront le même sillon prométhéen que Protagoras. Ils galvaniseront le moi, certes maladroitement, mais laisseront ainsi l’air de la liberté entrer dans la Cité grecque. S’abandonnant, pour se délivrer, à une véritable apologie de la force, au nom de la suprématie de l’ego, ils enjoindront aux surhommes de se rendre justice à eux-mêmes en méprisant la norme qui les soumet à la loi du plus faible.
Le surhomme demeure néanmoins l’enfant de l’Histoire, le fils du temps. La Grèce est certainement le berceau de l’orgueil et du génie blasphémateur de l’Occident. Mais le christianisme et le nihilisme les ont nourris et exhortés… Le surhumain naîtra aussi de leurs œuvres : il est l’héritier des grands combats…
Sans doute est-ce cependant cette étincelle de démesure qui explique Alexandre le Grand et le modèle monarchique qu’il inaugurera, le premier à actualiser véritablement les latences individualistes de l’hellénisme, la découverte grecque de l’insurrection du moi contre la toute-puissance de la Cité et la condescendance olympienne. Car cette monarchie divine et autoritaire a lâché la bride au pouvoir d’un seul. La divinisation hellénistique du souverain s’est à l’évidence nourrie de la mythologie, de la figure du héros au sens premier, c’est-à-dire du demi-dieu. On y retrouve également l’influence des pratiques du despotisme oriental légitimant l’omnipotence du roi, le caractère absolu de son autorité. Descendant d’Héraclès et de Dionysos selon les légendes dynastiques macédoniennes, Alexandre fut sacré pharaon par l’Égypte. En outre, le dieu vivant recevra le titre de Grand Roi, élu d’Ahoura Mazda, une fois défait et déchu son rival perse. Dès lors, il emprunta au cérémonial de la cour orientale le rite de la prosternation.
Le portrait que nous en brosse Zeus, par l’entremise de Druon, livre la quintessence du personnage. A l’instar d’Héraclès, le divin bâtard arbora la peau de lion comme emblème, accomplit mille exploits, marqua le tracé d’une civilisation nouvelle par ses marches à travers le monde, mais ne trouva jamais la paix. Il fut le résumé, la contraction de tous les autres fils du prince céleste, sa plus humaine manifestation, le Zeus-homme pour la fin du temps du Bélier … Roi et conquérant, il fut aussi prêtre et législateur, exerçant l’olympien pouvoir parmi les hommes, et fonda deux fois douze villes, engrangeant tout l’antique savoir des hommes à Alexandrie, la plus belle entre toutes…
Après vingt-quatre siècles, le souvenir d’Alexandre nous hante encore ; son destin nous éblouit et n’a pas été égalé. Il fut le dernier fils révélé de Zeus ; et celui-là, nous ne pouvons mettre en doute qu’il ait existé … Ce qui ne signifie pas que la race du maître des éclairs soit éteinte. Il naît toujours des hommes à sa ressemblance, descendants de ses amours ou de ses bâtards, qui procèdent de son principe et participent de lui ; et il en naîtra aussi longtemps que durera notre espèce et que luira l’astre qui porte son nom… Ce sont ces hommes qui rassemblent nos révoltes, montent à nos tribunes, guident nos combats ; et quand les vieux Cronos n’ont pas réussi à les dévorer, c’est eux que nous prenons pour rois. Ils nous donnent des dynasties ou des institutions… Ils sont nés pour fonder, bâtir des villes, des lois et des empires, ou s’atteler à reproduire l’homme et son univers dans les proportions d’un édifice, dans les mille ailes de papier d’un livre… Ils sont nés pour créer. Coléreux et facilement intempérants, ces jupitériens sont cependant épris de bonheur et de justice.
Le troupeau humain, notait Bertrand de Jouvenel dans Du pouvoir, cherche dans sa masse le principe de la force et de l’assurance individuelles. Or, la nature menace le Groupe : la mort et le chaos le guettent. L’homme primitif n’attribuant pas son malheur au hasard, mais à une surnaturelle animosité, il se hâtait par conséquent d’apaiser le divin courroux par des rites appropriés. C’est le rôle des royautés magiques dans les communautés tribales que d’assurer les forces invisibles de la soumission des hommes à leurs décrets, et de négocier leur clémence. Le rex n’est alors que l’esclave de sa fonction, le servant de ce pouvoir qu’il exerce, certes, mais qui est capacité d’intercéder et non de faire, d’agir. Davantage prisonnier de contraintes que détenteur de privilèges, il exprime le lien social, la force mainteneuse de la communauté : il représente le groupe en position de solliciteur de la bienveillance surnaturelle.
Puis quand le rex devient aussi le dux, le chef de guerre, et n’est plus seulement le roi magique, quand le combattant s’approprie la sacralité du prêtre, le chef apparaît et s’affirme comme individu, dualisant la nature du Pouvoir : ce dernier n’est plus exclusivement symbole, force cohésive, mais aussi ambition personnelle, volonté de puissance, quête du prestige et de l’aventure.
L’Égypte inaugura sans doute cette fatalité. Pharaon est à la fois dieu et homme, prêtre-roi et roi-guerrier, inextricablement. Le fils d’Amon-Rê est le successeur d’Horus, premier souverain de l’Égypte, et sa réincarnation. Pont entre la terre et le ciel, seul interlocuteur des dieux, il garantit l’Ordre universel en faisant exister Maât, déesse de la Vérité et de la Justice. Il préserve ainsi le monde des forces du Chaos. L’hétéronomie est le gage de l’harmonie. Pharaon est l’homme-symbole, l’incarnation et le centre de l’Être communautaire. Mais l’homme divin finit toujours par légitimer l’individu. Tôt ou tard, il se fait guerrier, conquérant, et s’offre à sa propre volonté de puissance, se prend lui-même pour but. Un jour vient où Pharaon refuse d’être plus longtemps le laquais des dieux…
La Cité est morte à Chéronée, frappée à mort par Alexandre. Sans doute survécut-elle jusqu’à la fin du troisième siècle romain et impérial, mais en renonçant à signifier l’idéal politique antique. Dès lors, le citoyen commença à céder le pas à l’individu. L’homme fera désormais l’apprentissage de la solitude, de l’isolement, de l’insularité spirituelle née de la déresponsabilisation politique. Cette métamorphose douloureuse, certes progressive mais irrémédiable, exigea le réconfort de nouvelles philosophies et de nouveaux cultes.
A partir de cette époque, l’individu occupera le centre de la pensée grecque. C’est l’âme de chacun qu’il convient d’apaiser dans le stoïcisme et l’épicurisme, c’est à l’ataraxie qu’il convient de parvenir. L’absence de troubles, d’émotions trop intenses, jouissances ou douleurs, devient le but de la quête philosophique, la sagesse suprême. Plus l’homme possède des passions fortes, plus ses désirs sont attisés par les êtres et les choses, plus son cœur sera sensible à l’affliction, moins il sera indépendant du monde et capable d’atteindre un quelconque équilibre intérieur. Il lui faut donc triompher de ses passions, se vaincre lui-même. De nouvelles formes de religiosité s’articulèrent sur le primat tout neuf de l’individu, se proposant de remédier à l’angoisse du solipsisme et aux incertitudes de l’existence terrestre par la foi en un au-delà consolateur et l’élitisme valorisant des cultes à mystères, par exemple éleusiens ou mithriaques. En abandonnant la Cité au maître macédonien, les divinités poliades avaient signé leur arrêt de mort dans la conscience grecque. Mère de désenchantement, la défaite a permis aux religions de l’individu de s’engouffrer dans la spiritualité hellène. Exclu de la décision politique par le pouvoir hellénistique, l’homme grec découvrait l’intériorité individuelle et délaissait du même coup les figures olympiennes telles que l’holisme démocratique les avait forgées.
Les successeurs d’Alexandre, les diadoques et leurs héritiers, retinrent les leçons du maître : le souverain hellénistique absolu, avant-garde et hyperbole de l’individu au travers de l’être d’exception, devint tradition. Une forme inédite de régime politique était né, fondé sur la personnalisation du pouvoir et l’héroïsation du monarque : l’individu transcenda désormais décisivement la Cité, sa majesté et son magistère. Les rois hellénistiques ont abondamment exploité l’image du surhomme forgée par la sophistique. Ils n’hésiteront pas à s’identifier à cet être hors du commun et orgueilleux, libéré de la Cité et de ses lois, presque l’image du Dieu en gestation. Cet affranchi est à lui-même sa propre loi, comme le roi-philosophe de Platon, du fait qu’il se confond avec la sagesse ultime.
L’indépendance de l’homme divin qui brise toutes les séries, s’acharnent à prouver les intéressés, ne relève pas du caprice, de l’arbitraire individuel. Réitérant la démarche platonicienne, Aristote fait de cet être un dieu parmi les hommes, par excès de vertu. Conséquemment, les théories fleurirent bientôt qui justifièrent le pouvoir absolu du monarque sur un plan cosmique. Zénon de Citium, le père du stoïcisme, affirmera que le monde est une seule cité, la cosmopolis, où tous les individus, hommes libres et esclaves, participent d’une même citoyenneté. De ce fait, elle réclame une monarchie universelle et absolue, la tutelle d’un chef surhumain, roi-philosophe pratiquant l’amour de tous les hommes. Pour Diotogène, un semblable déterminisme appelle le pouvoir d’un seul : l’harmonie du monde et la défaite du chaos sont à ce prix. Aux yeux du néo-pythagoricien, le roi est la loi vivante et figure Dieu parmi les hommes. Diotogène n’affirme pas la nature divine du monarque mais renforce la légitimité du pouvoir total au moyen d’une analogie : comme Dieu conserve l’harmonie du monde en exerçant une maîtrise sans appel ni contrepoids, le roi jouit d’un pouvoir absolu pour remplir une mission similaire. Justifié par ces différentes mélopées philosophiques et théologiques, le souverain hellénistique assuma logiquement les traits du conquérant, guerrier suprême, du père nourricier de son peuple, et du législateur omniscient.
Le héros pourpre contre les oligarques : le césarisme à la conquête du moi
La Rome républicaine déploiera une autre géométrie conceptuelle que la Grèce athénienne démocratique, et recueillera habilement l’héritage hellénistique. Elle fut combinaison de démocratie, d’oligarchie et de monarchie. Mais elle ignorait tout autant, civiquement parlant, l’insolence du moi. Elle possédait simplement un sens plus vif de la hiérarchie, et donc de l’oligarchie.
Or, en mettant certains êtres à part, cette dernière valorise la singularité, et constitue une avancée déterminante dans les voies de l’individu, du moi. L’Empire romain consacrera l’ego : l’âge des ambitieux était venu. Les héros audacieux, les généraux victorieux, les guerriers législateurs, Scipions achevés hantés par le souvenir d’Alexandre, s’impatientaient en soldats fidèles. Les conquérants se sont lassés des querelles des oligarques velléitaires et décadents. Marius et Sylla, Pompée et César, n’avaient que faire d’incapables aréopages. L’ombre du Grand Macédonien planait sur Rome.
Hélas, César rêvait à voix trop haute de monarchie. Octave saura davantage se dissimuler pour donner vie à Auguste, le Prince, premier des citoyens, monarque sans titre mais Empereur sans partage. Le héros a vaincu et les lumières ont envahi les ténèbres… L’ordre a remplacé le chaos, la confiance a balayé la peur et le doute. Le fils du divin Jules, le descendant de Mars et de Vénus, nouvel Énée, et tous ses successeurs après lui, ressuscitèrent la tradition hellénistique du surhomme anachronique et sans âge, la fatalité du souverain omnipotent et sacré, Père de la Patrie et Grand Pontife de la religion romaine, revêtu de l’Auctoritas divine qui le fait Auguste et le promet à la divinisation le jour où il s’éteindra. Rien n’échappait à l’Empereur de l’essence du Pouvoir. Détenteur de l’Imperium proconsulaire, le pouvoir souverain délégué par Jupiter, il était aussi le commandant en chef des légions, l’Imperator, le symbole de la force, le visage de la guerre glorieuse, la volonté de puissance par excellence, la victoire fatale et éternelle. Mais il ajoutait aussi au casque du guerrier le laticlave du législateur : plus loin encore, il fut la loi elle-même, et encore le juge suprême. En outre, la puissance tribunitienne le consacrait défenseur du peuple : c’est ici qu’il faut rechercher l’origine du pouvoir plébiscitaire. Le césarisme est né de l’orgueil du moi, du désir d’être dieu des hommes drapés de pourpre s’exhaussant de l’espoir du peuple.
C’est au troisième siècle après Jésus-Christ que la figure impériale va coïncider avec son type-idéal prévisible, atteindre son point paroxystique, légitimer une puissance absolue sur l’Empire et ses sujets, c’est-à-dire, en somme, réaliser l’insurrection de l’individu contre le groupe, de l’être d’exception contre la Cité absorbante et carnassière… Cette victoire de l’homme fort a sa source dans l’hénothéisme syncrétiste bientôt pleinement accompli dans le monothéisme chrétien. Jusqu’alors, l’Imperator prétendait certes être un dieu, parfois même l’assimila-t-on à Jupiter, comme ce fut le cas de Septime Sévère, mais il demeurait un dieu antique, un être surhumain, exceptionnel et surnaturel, une sorte de surhomme avant l’heure, certainement pas l’Être absolu des religions du Livre, originel et tout-puissant, Créateur de l’Univers, infini et indicible.
En revanche, dès que l’idée de Dieu eût envahi le bassin méditerranéen, pour reprendre la très belle formule d’Henri-Irénée Marrou, et imprégné Rome de ses configurations spirituelles, l’ambition du Dominus ne connut plus de limites, rejetant cette mesure chère aux Grecs : dorénavant, il participait de la transcendance du Dieu unique et gigantesque, à la faveur de la difficile situation militaire de l’Empire qui exigeait le renforcement du pouvoir impérial. Cet orgueil était inscrit dans les gènes d’Imperator Caesar Augustus, dans l’essence même de la fonction impériale. C’est le même songe, guettant éternellement des rêveurs diurnes, qui exalta Alexandre le Grand et la légion des césars romains couronnée par le divin Jules : celui de l’homme-Dieu, que le Christ consacrera, dont il sera l’éclatante confirmation. Bref, l’idée de Dieu et la venue du Christ offriront substance à l’individu à travers la médiation impériale qui donna à contempler l’être d’exception. C’est en subissant ce dernier que le monde antique découvrit l’individu : ils furent intimement complices.
Bien sûr, c’est la fonction et non l’homme qu’exaltait de manière croissante l’idéologie impériale… L’individu disparaissait derrière la mission et la divinisation panthéiste de l’Empereur. Ce n’est pas le caprice et l’arbitraire d’un homme qu’illustre la maxime d’Ulpien martelant que ce qui plaît au Prince a force de loi. Loi au-dessus des lois, le Maître et Dieu de l’Empire romain incarne une parcelle de la Raison universelle. Sa volonté est celle du principe qui préside à l’ordre éternel de l’Être. La survie de l’Empire assailli par les barbares et les Parthes, puis les Perses, exigeait un Chef infaillible, littéralement inhumain car devant à Rome d’être surhumain : il fallait donc qu’il se confonde avec le Logos, plus que jamais… Mais comment croire en ces prétoriens trop humains balayés comme fétus de paille. En ce siècle de combats, force est de constater que la défaite n’épargna guère le Prince. La valse des empereurs gravait dans le marbre de l’Histoire une menace jamais conjurée suspendue telle l’épée de Damoclès au-dessus de la tête laurée du Princeps. En effet, une aporie dangereuse hantait depuis toujours la dignité impériale : le principe dynastique disputait au mérite individuel la désignation de l’Empereur. Le choix du meilleur présidait-il réellement aux destinées de l’Empire ?
Certes, l’Imperator est le chef victorieux, le général dont le triomphe d’un jour dévoile l’essence particulière, et que cette faveur des dieux impose désormais aux légions pour assurer le succès des armes de Rome. Mais cette élection divine ne laisse pas d’être ambiguë. Consacre-t-elle la vertu de l’homme, le talent du guerrier d’exception, né de ses œuvres, artisan de sa propre grandeur, ou révèle-t-elle aux yeux de tous l’étincelle surnaturelle qui le rend différent et singulier de toute éternité (lire sur cette problématique la passionnante bande dessinée intitulée Le Troisième Testament: Julius, d’Alex Alice, Xavier Dorison, Robin Recht et François Lapierre) ? Récompense-t-elle le vaillant héros qui sculpte sa gloire, ou manifeste-t-elle l’olympienne et arbitraire souveraineté qui privilégie d’immortelles lignées ?
Sans doute ne cesse-t-elle d’être duale. Auguste et ses successeurs ont adopté ce dernier point de vue, refusant habilement de trancher : le Princeps entend mêler la majesté du demi-dieu, l’aura d’une illustre naissance, celle des fils de la nobilitas, et l’incomparable charisme du conquérant législateur, du magistrat cuirassé forgeant ses vertus au combat et son invincible sagesse dans l’exercice des charges publiques. Tout à la fois Solon et Alexandre à force de volonté, l’Empereur ne craint cependant pas d’enrôler sous sa bannière quelque hiératique ancêtre dont la gloire ne saurait être discutée. Les Antonins usèrent en virtuoses de ces logiques paradoxales et pourtant complices, confondant inextricablement l’excellence et la permanence dynastique dans la pratique, romaine à souhait, de l’adoption. Cette formule intégratrice des tensions constitutives de la problématique impériale autorisait toutes les synthèses, facilitait tous les accommodements et permettait au Prince, en lui cédant un espace circonscrit, d’arbitrer le jeu des ambitions et des réseaux clientélistes.
Mais si la victoire l’abandonne sur les champs de bataille, si le chef de guerre vacille sur son piédestal et perd la confiance des légions, alors les lauriers se fanent, et bientôt périt l’Auguste Cosmocrator. Dès lors, les légitimités cessent de s’additionner, de combiner leurs effets, chacune entraînant toutes les autres vers l’abîme. La défaite annonce la disgrâce divine. Le soldat qui collectionne les conquêtes peut s’affirmer péremptoirement le compagnon des dieux : le succès est père de vérité. La débâcle, en revanche, brise violemment les idoles et les mythes, tout comme les vérités encombrantes.
La cohorte des souverains déchus du troisième siècle l’apprit à ses dépens. Privés du renfort d’une vraisemblable continuité dynastique, ils étaient condamnés à remporter d’éclatantes victoires ou à périr de la main de quelque habile usurpateur. Payant le prix fort de n’être pas des héritiers, ils échouèrent à conserver durablement la pourpre âprement convoitée que seuls pouvaient garantir d’impossibles triomphes. Contraints de chevaucher d’un bout à l’autre de l’Empire pour trancher les têtes toujours plus nombreuses à chaque coup d’épée de l’hydre barbare, les maîtres de Rome périssaient rapidement sous le poignard de leurs seconds ou les lames de l’ennemi, avant même de songer à entreprendre les urgentes réformes qu’exigeait le péril. Les princes succédaient aux princes, le meurtre d’empereurs chaque jour plus éphémères prenait des allures d’habitude, alors même que toutes les âmes de l’œkoumène attendaient le salut de l’Invincible Auguste. Un fossé toujours plus profond se creusait entre le prestige de la fonction impériale et la stérile succession de titulaires inévitablement captifs d’une incontrôlable spirale. Chacun d’eux tentait bien à son tour d’asseoir son autorité sur la sacralisation inlassablement réaffirmée de sa propre personne : mais le nimbe s’évanouissait au premier revers militaire, déjà fragilisé de ne pouvoir s’inscrire dans l’histoire des ancêtres. Seul est vraiment divin celui qui est engendré par les dieux, seul est sacré l’héritier d’un destin, d’une lignée qui se perd dans la mémoire des hommes, seul est auréolé de la faveur céleste le fils de la tradition.
Avec la mise en place de la Tétrarchie, c’est le fait d’assumer la charge suprême qui conféra décisivement l’onction divine : ajoutée à la stabilisation de la situation militaire de l’Empire, la divinisation de la fonction impériale préserva l’Auctoritas du Dominus des vicissitudes en surnombre de l’Histoire au quotidien. Si le pouvoir était partagé entre quatre monarques, il était en revanche plus armé de sacré que jamais : les deux Augustes se hissaient au rang jovien, s’affirmaient du sang de Jupiter, et les deux Césars de celui d’Hercule.
Dioclétien et le système tétrarchique, relayé par Constantin, sauront organiser un pouvoir rénové, devenu absolu. Ils le cuirassèrent d’une légitimité religieuse qui substitua au prince augustéen l’empereur de droit divin empreint d’une inégalable majesté. Constantin additionna toutes les légitimités sacrales qui l’avaient mené sur le trône. La théologie impériale l’avait consacré l’incarnation du Soleil, ce symbole du dieu maître du cosmos dans les formes ultimes de la pensée stoïcienne. Depuis Aurélien, le restaurateur de l’Empire, le Seigneur s’assimilait au dieu Soleil, principe d’unité qu’exigeait le monde romain alors fracturé. Il devint ensuite souverain par la grâce de Dieu, premier empereur de droit divin, tout en demeurant le Grand Pontife païen et le fils du ciel, le protecteur des cultes ancestraux et l’héritier divin de tous les princes auxquels le Sénat avait accordé l’apothéose. Il était désormais incommensurable en puissance, inégalé en majesté, comme le laissent imaginer les statues colossales, hiératiques et quasi mystiques qui représentaient l’empereur les yeux braqués vers les cieux. Toujours Constantin veilla sur sa sacralité. Ce n’est pas un hasard, ou le résultat de l’influence d’Eusèbe de Césarée, si le protecteur de la foi de Nicée, qui imposa la consubstantialité de Dieu et du Christ, prêta ensuite attention aux thèses du prêtre égyptien Arius. Le rapport hiérarchique entre le Père et le fils, que postulait l’arianisme, pouvait servir de modèle archétypique crédible aux relations unissant Dieu et l’empereur, son représentant sur terre, comme l’avait été le Christ. Ce qui légitimait, théologiquement, le césarisme byzantin à venir.
Et si le monde romain s’est abandonné à la dynamique égalitaire, c’est bien parce que l’Empire a découvert l’individu-roi. Le procès de l’égalité fut le corollaire du joug de l’Empereur : face à sa toute-puissance, ne pouvaient exister que d’égaux sujets en servitude, plus semblables dans l’obéissance qu’ils ne l’avaient jamais été dans une problématique liberté républicaine. Le jeu subtil de l’inégalité politique romaine, qui avait constitué l’arrière-plan social de la période pré-impériale, avait dans un premier temps favorisé l’émergence de l’individu, en tant qu’être d’exception, d’orgueil, de volonté et de pouvoir. Dès lors, cet individu vainqueur de toutes les résistances dressées devant son audace et son ambition, son insurrection égotique, n’eut plus qu’une seule obsession : créer les conditions de l’égalité, l’instaurer, l’instituer dans les mœurs et les lois, l’imposer aux esprits et aux corps, l’introduire dans la religion, les croyances et les rites. Il fallait se débarrasser une bonne fois de l’inégalité nuisible au pouvoir d’un seul, de la pyramide des hiérarchies multiples, entrecroisées, ordonnées et graduelles, pour enfin régner en maître incontesté sur des individus égaux, nivelés. Il ne devait plus exister qu’une seule relation hiérarchique laissant face à face le maître pourpre et les sujets, tendanciellement des objets.
Pourtant, paradoxalement, du moins en apparence, les citoyens romains ne devinrent pas davantage des esclaves, mais plutôt des individus, car la marche impériale fut tout autant stoïcienne et chrétienne que conquérante et autoritaire. L’Empire a plus adouci la condition des esclaves qu’il n’a dégradé celle des hommes libres. En 212, Caracalla, le moins philosophe des souverains, a fait de tous ses sujets des citoyens. Les philosophes du Portique et les Pères de l’Église, consciemment ou non, ont ouvert la voie au respect de l’unicité humaine, à la dignité absolue de la personne.
Eric DELBECQUE, [[En cette période de campagne pour la présidentielle, il m’a paru indispensable de me livrer à un travail «archéologique» sur le clivage droite/gauche]]. Cette promenade conceptuelle s’étalera sur une série d’articles d’ici mai 2017. Voici la première étape de cette réflexion.Président de l’ACSE et membre du Comité Orwell
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