Publié le 10 février 2017 à 20h50 - Dernière mise à jour le 29 novembre 2022 à 12h31
En cette période de campagne pour la présidentielle, il m’a paru indispensable de me livrer à un travail «archéologique» sur le clivage droite/gauche. Cette promenade conceptuelle s’étalera sur une série d’articles d’ici mai 2017. Voici la première étape de cette réflexion.
Le grand schisme
La droite et la gauche sont des appartenances politiques aujourd’hui vides de sens, des familles intellectuelles brisées par les querelles intestines, des crispations insupportables, dévastatrices pour l’avenir de la nation. Il faut aller au-delà, les surmonter définitivement tout en les reconnaissant, les fusionner dans une réalité plus haute, dans une exigence supérieure, ou bien il faut totalement les disséquer, les reconstruire et les refonder en visant à les adapter aux enjeux du XXIe siècle !
La France, concentré d’Occident, est née sous le signe du Titan Prométhée et de Caïn, le premier rebelle. Elle a grandi sous les regards bienveillants d’Icare et de Faust, dans la douleur et la fureur, la passion et la grandeur. Pour demeurer digne du défi lancé à tous les dieux, elle versa sur les autels de la nation le sang de ses fils, imprévisibles gaulois épris d’indépendance et volontiers guerriers. Les rayons de l’aurore révolutionnaire brûlèrent les bannières poussiéreuses d’une tradition morte, inventant dans le tumulte d’un combat titanesque une droite maudite assiégée par les troupes lucifériennes d’une gauche impériale.
S’évader des carcans idéologiques et psychologiques déterminés par le clivage droite/gauche fut considéré tout au long du XXe siècle comme une intolérable hérésie, passible des plus brutales excommunications. Aujourd’hui encore, malgré la mort des idéologies prophétisée par nombre d’intellectuels fatigués ou obéissants, rares sont les fortes personnalités, les caractères trempés capables de s’émanciper d’une structure de pensée servilement dichotomique. On a d’ailleurs davantage retenu le sectarisme aliénant de cette dernière que ses analyses pertinentes.
Comment définir la droite et la gauche ? Traduisent-elles une réalité absolue? Désignent-elles des identités idéologiques cohérentes ? Sont-elles le fruit d’un quelconque déterminisme culturel ? Dissimulent-elles des complexes psychophysiologiques ou résultent-elles d’une subtile dialectique entre l’inné et l’acquis? Autant d’encombrantes questions auxquelles il faut essayer de répondre : abolir le déchirement droite/gauche ou le recréer impose de le comprendre.
Il est temps de mettre fin à ce schisme mutilant, tel qu’il fonctionne tout au moins, c’est-à-dire de façon absolument hypocrite, manipulatrice, trompeuse, fallacieuse. Sans doute a-t-il constitué le moment négatif indispensable d’une sorte de dialectique hégélienne appliquée à l’histoire nationale : mais il y a bien longtemps qu’il est devenu nocif pour toute pensée libre et vivante. La tâche urgente qui incombe à ce siècle est de décortiquer cette logique duale, afin d’intégrer ses apports essentiels sans mourir de ses errements.
Quels insignes arboraient ces uniformes dans lesquels se sanglèrent des armées entières de combattants rouges et blancs, fidèles des rassemblements gigantesques d’un siècle millénariste ? Gauche… Droite… Où sont-ils les axiomes philosophiques, les thématiques politiques qui autoriseraient quelques ayatollahs à parcourir les sérails de la politique ou de l’intelligence, palpant le crâne des gens, disséquant leur verbe ou leur arbre généalogique, et prenant chacun à la gorge en lui désignant du doigt sa place idéologique ?
A observer et écouter les raides porte-parole de ces gardiens d’orthodoxie que sont les partis, j’inclinais un moment à penser que la droite et la gauche ne désignaient que deux directions latérales opposées… Mais je persiste à croire que cette dualité fait sens. Sans doute sommes-nous souvent davantage victime d’une corruption diachronique que d’une escroquerie philosophique. Progressivement, les matrices philosophiques qui devraient théoriquement déterminer l’engagement politique, et esquisser les traits d’une thématique concrète, se sont désolidarisées de leurs implications programmatiques. Les chevaux de bataille électoraux, les programmes de gouvernement et les engagements des forces politiques, se vident au fil du temps de leur substance. Par un mouvement naturel d’entropie engendrant le conformisme et l’inertie, ils se dégradent en formules creuses, en slogans automatiques peu à peu expurgés de leur significations et de leurs implications philosophiques. Un ressassement thématique dénué de sens remplace la parole politique… Les campagnes électorales se réduisent bientôt à des défilés de masques, pour reprendre la formule d’Alain-Gérard Slama. Un débat factice oppose dès lors des candidats interchangeables dont les ambitions sont plus claires que les projets (le parcours d’Emmanuel Macron en témoigne).
En outre, si cette symbiose philosophie-plateforme existait encore, elle ne témoignerait pas de liens nécessaires. Elle pourrait certes, comme l’espèrent toujours les conformistes, traduire le lien indestructible et exclusif existant entre un faisceau de solutions techniques concrètes et un projet de société. Mais cette possibilité n’est qu’une utopie, d’ailleurs peu engageante : elle conduirait tout droit au plus implacable déterminisme. A un problème donné s’offre en réponse un spectre relativement large de dispositifs institutionnels, économiques ou sociaux. La nécessité, jusqu’à preuve du contraire, ne s’impose qu’aux hommes qui ont renoncé à construire eux-mêmes leur avenir. Prôner la privatisation systématique ou la nationalisation à outrance ne signifie plus rien d’indiscutable – si tant est que cela ait un jour signifié quelque chose – quant à l’opinion que l’on se fait des hommes et du monde. Ce qui explique que certains thèmes – par exemple la nation – soient revendiqués aujourd’hui ou demain par les mêmes hommes qui les vilipendaient hier, au nom de leur sacro-sainte appartenance à la droite ou à la gauche. Lesdites catégories n’en apparaissent que plus fébriles…
De surcroît, la pertinence du clivage obsédant est parfois douteuse. Les deux armées de l’échiquier politique semblent souvent hétérogènes, déchirés par nombre de contentieux théoriques tout autant que pratiques, et l’on devient rapidement incapable de distinguer nettement les caractéristiques idéologiques communes aux différentes composantes de chacun des deux camps. Mais les discordes et querelles fratricides purent aussi résulter de la perversion philosophique, et conséquemment programmatique, de quelques belles âmes désabusées dont les consciences devenues malheureuses et millénaristes cherchaient dans le sang l’accomplissement des prophéties.
Marx est un réac !
Ce fut le schéma que j’appliquais un temps à l’histoire du communisme, décrétant qu’il avait trahi le marxisme. Des années durant j’ai voulu voir en Marx un héritier de 1789. Dans mon esprit, il ne se souciait que d’étendre l’espace de la souveraineté individuelle en luttant pour que des droits sociaux substantialisent le contenu des libertés personnelles et civiques. Minimisant sa responsabilité, j’imputais à l’étroitesse d’esprit de fils indignes l’altération totalitaire, et selon moi réactionnaire, qu’avait subie la pensée marxiste originelle. Que certains textes de l’auteur du Manifeste du parti communiste aient pu prêter à confusion, je l’admettais sans peine, n’ayant guère d’appétence pour le théoricien du matérialisme historique. Mais que l’esprit de son œuvre ait accouché de l’enfer tenait à mes yeux du détournement conceptuel pur et simple. J’étais convaincu que les premiers socialistes dits scientifiques, Marx en tête, à l’image de la grande majorité de l’électorat communiste, se considéraient comme les continuateurs de quatre-vingt-neuf…
Les Robespierristes et leurs fils spirituels, les Bolcheviks, n’étaient selon moi que de fanatiques terroristes incapables d’assimiler la logique individualiste de la modernité, et non les initiateurs d’une nouvelle tradition de gauche reliant la Terreur, le totalitarisme et le goulag. Benjamin Constant dénonça cette méprise des révolutionnaires français : ce qui distingue la liberté des Modernes de celle des Anciens, c’est qu’elle est l’autre nom de l’individualisme qui a triomphé au dix-huitième siècle comme philosophie sociale et principe d’organisation politique. Alors que la destruction des privilèges héréditaires de l’Ancien Régime s’était opérée sous la bannière de l’individu, égal à ses semblables et souverain, acteur de la scène politique, les hommes de quatre-vingt-treize réaffirmaient brutalement la suprématie du corps social sur les individualités, révélant ainsi l’empire intact du passé sur leurs esprits, aussi bien que leur ignorance des logiques fondamentales de l’émancipation révolutionnaire.
Fort de cette philosophie de l’Histoire, je comprenais difficilement l’attitude de ces intellectuels têtus qui s’acharnaient à présenter le bolchevisme comme une composante de la gauche, alors même que les fils de Lénine reniaient les soubassements philosophiques de cette révolution du sujet dont ils se prétendaient les enfants cadets. Nombre de clercs se sont aperçus trop tardivement que le style et les manières d’un héraut des soviets étaient difficilement conciliables avec l’héritage classique de la gauche républicaine. Dans mon esprit, le rattachement abusif du bolchevisme à la gauche ne faisait qu’accentuer inutilement, artificiellement, et pour tout dire malhonnêtement, la diversité de celle-ci, décrédibilisant du même coup les concepts de droite et de gauche. Mon raisonnement pêchait alors par excès d’optimisme. Marx ne fut pas seulement la victime d’héritiers indélicats. Il porte sa part de responsabilité dans les crimes de Staline. La conviction idéologique du patriarche y joua un aussi grand rôle que l’inconscience et l’aveuglement de disciples fanatiques ou de criminels opportunistes. Marx était prisonnier de cette utopie égalitaire qui étouffe trop souvent, à gauche, la soif de liberté et la lucidité. Combinée à la révolution du sujet, elle aboutit au communisme totalitaire, à la patrie soviétique, communauté sans classe élevée au rang de Moi collectif souverain, omniscient et omnipotent, censé exprimer la Vérité et l’achèvement de l’Histoire universelle. Rejoignant l’ontologie de droite, le marxisme, incarné sous sa forme prototypique par le bolchevisme, se révélait holiste, organiciste, négateur de l’individu-sujet, de son désir d’autonomie et d’indépendance.
Lorsque j’innocentais Marx, je pensais que le communisme soviétique était une monstrueuse déviation, qu’à défaut d’être un authentique accident, il n’en était pas pour autant nécessaire, et que philosophiquement parlant, s’il n’était ni à gauche ni à l’extrême gauche mais à l’Est et à droite, nul déterminisme ne l’y prédestinait. Je crois aujourd’hui que cette tendance à se dextriser est une pente naturelle de la gauche lorsqu’elle succombe aux chants des sirènes égalitaristes. Ceux-ci, loin d’offrir à chacun les moyens de se dépasser, s’opposent au contraire à l’émergence d’individualités puissantes, audacieuses et prométhéennes, témoignant de la vigueur d’une authentique philosophie sociale individualiste. Du conflit constitutif de la gauche entre liberté et égalité menace toujours de naître l’hydre égalitariste qui, en hypertrophiant hypocritement la valeur d’égalité, refuse de se rappeler que c’est la symbiose de cette dernière et de la révolution du sujet – cette autre manière de dire le complexe de Prométhée, la légitimation philosophico-sociale de l’individu souverain, promu au rang de personnalité libre et indépendante – qui caractérise la modernité humaniste, dont la Renaissance constitua le premier jalon.
La passion égalitariste entraîne la gauche à vénérer les mêmes dieux que la droite, à se révéler avide d’hétéronomie, à se réfugier dans une utopie holiste portant au tombeau les figures de l’humanisme individualiste. Assassinée par ses fils, la gauche n’est plus qu’une autre droite. Une fois atomisée la dynamique dialectique entre la liberté et l’égalité, tension fondatrice de son identité, la gauche lâche la bride à son impérialisme égalitariste, bourreau de la liberté acculée, et se renie conséquemment elle-même en refusant d’assumer sa dualité fondatrice. Caricature pathologique de la gauche individualiste, la gauche égalitariste sonne l’hallali de sa propre mort. A plusieurs reprises dans son histoire, la gauche a connu cette tentation du néant, cette fascination pour Thanatos, née d’un abandon démagogique à l’instinct égalitaire. Elle en a parfois vécu les affres et les abîmes. Aujourd’hui, elle s’y perd corps et biens. Quant à certaines des familles idéologiques que l’on a dit composer la droite, récoltant les fruits paradoxaux d’un culte de la distance et de la différence qui refusait davantage l’égalitarisme qu’il ne traquait l’individualisme prométhéen, elles s’ouvrirent aux songes de la liberté, entraînant ses fidèles à la recherche d’une gauche disparue ou plutôt d’un au-delà de la dichotomie droite-gauche.
La droite et la gauche ne sont pas des fantômes…
Mais la négation de cette dernière, ou sa cristallisation conceptuelle sous le ciel des Idées platoniciennes, n’épuisent pas le champ des possibles intellectuels. On peut considérer la droite et la gauche comme des identités relatives, à la manière de René Rémond. Loin de remettre en cause la distinction droite-gauche, il la confirme. Comment pourrait-il faire autrement ? Périodiquement contesté, le clivage refait toujours surface. Néanmoins, rétif aux archétypes, il refuse de définir la droite et la gauche en termes philosophiques : les idées trahissent leurs amants au gré des contingences historiques. Adoptant bien involontairement une approche que je ne peux m’empêcher de comparer au perspectivisme nietzschéen – fondé sur l’analyse généalogique et l’erreur utile – , il interpréta la dichotomie droite-gauche comme une exigence de l’esprit, née d’une impérieuse nécessité fonctionnelle, forcément simplificatrice. Nous comprenons pour agir. De ce fait, notre raison s’accommode mal de l’insondable et paralysante diversité des êtres, de l’indicible pluralité des perspectives que la dynamique de l’individuation génère.
Chaos destructeur, énigme tout aussi fascinante qu’absurde, l’univers offre à l’homme le spectacle d’un mystère invincible. En appréhender la plus infime partie exige une inconfortable humilité et le sens des nuances, une endurance surhumaine au sentiment de l’infinie complexité. Admirable sacerdoce que n’autorisent guère les contraintes de l’action, c’est-à-dire l’imperfection constitutive qui habite la matière et commande en quelque sorte à la passion prométhéenne de l’espèce humaine. Par conséquent, réduire la diversité des âmes et du monde à un simple schéma binaire s’impose aussi comme une simplification préalable indispensable à la praxis politique. De surcroît poursuit René Rémond, droite et gauche sont également des notions relatives l’une par rapport à l’autre : leur complémentarité antagonique participe au processus de leur définition. Enfin, elles évoluent diachroniquement, au fil du temps qui exige d’incessantes adaptations. Considérant que la droite et la gauche ne seront jamais des absolus, il martèle qu’elles ne peuvent être saisies abstraitement et exister immuablement, identiques à elles-mêmes, essences éternelles et incorruptibles. Produits d’un système qui les engendre continûment et simultanément, symétriquement, elles constituent à jamais des catégories relatives : chacune n’existe que grâce à l’autre.
Au bout du compte, pour bien saisir l’intuition cardinale qui structure Les Droites en France, il suffit d’écouter brièvement Marcel Gauchet : la dichotomie droite-gauche, explique-t-il, tire sa force de ce qu’elle perpétue la confrontation moyennant une relativisation de l’identité respective des deux adversaires. Elle enregistre les déplacements intervenus, et elle leur réplique en préservant le principe du partage de futures évolutions. Au lieu de remplacer les contenus doctrinaux devenus obsolètes par de nouvelles thématiques, elle abstrait la légitimité du conflit de sa teneur idéologique. Elle dissocie la permanence métapolitique de la rivalité de la mobilité plus ou moins aléatoire de ses contenus. La droite et la gauche tendent à se constituer en catégories indéfiniment ouvertes, toujours susceptibles d’enrichissement et de renouvellement sémantique. D’où la recherche inévitable et cependant vaine de leur essence ultime, puisque c’est leur malléabilité qui les a imposées. Leur singularité, c’est de fonctionner comme des notions-mémoire à travers lesquelles s’affirme la continuité d’une histoire. Elles assurent la permanence et l’homogénéité du conflit politique à travers la chronologie de la « fièvre hexagonale » : d’où la difficulté à les considérer comme des produits historiques, et non exclusivement comme des archétypes.
L’analyse rémondienne est percutante à bien des égards. La variété des composantes de la droite et de la gauche semble jouer en sa faveur. S’il y a plusieurs gauches et plusieurs droites, comment peut-on les amalgamer dans une tradition unique érigée en type-idéal. Les catégories paraissent exploser au moment précis où on tente de les analyser. De ce fait, il devient même abusif de parler des droites ou des gauches : leur diversité interdit de les regrouper sous un terme générique. Le processus historique de ramification, de fragmentation des deux traditions politiques, accouche d’organisations politiques ou de familles d’esprit niant leur hérédité pour croître, rejetant les principes philosophiques qui leur ont donné le jour pour composer une galaxie idéologique autonome. Ce qui tend à brouiller les frontières conceptuelles de la droite et de la gauche, et à jeter le discrédit sur leur consistance idéologique. Cependant, cette séduisante démonstration se heurte à un obstacle de taille. La diversification partisane, à droite comme à gauche, suppose l’existence d’une commune référence conceptuelle dont chaque dissident successif s’émanciperait plus ou moins pour affirmer sa propre identité, imposer sa différence relative. Il faut bien qu’il existe une droite et une gauche, forgée conjointement par l’Histoire et la raison, pour que s’organise l’espace de leur pluralité.
Que ces catégories qui ordonnent le spectre des formations politiques soient relatives, chronologiquement et intellectuellement, ne change rien à l’affaire. La confrontation des deux camps présuppose un type-idéal de part et d’autre. A moins de définir un couple idéologique dont l’espérance de vie trace les contours d’une opposition culturelle et politique n’animant qu’une séquence temporelle particulièrement courte, négatrice de toute continuité historique. Mais une telle approche ferait la part belle à l’arbitraire intellectuel : la détermination des limites chronologiques de la structure séquentielle d’affrontement droite/gauche, et de ses contenus, serait en effet largement subjective.
D’aucuns prétendront d’ailleurs que ma propre démarche souffre d’un mal identique. Cette droite et cette gauche que je traque avec obstination s’inscrivent dans une dynamique intellectuelle s’articulant sur quelques axiomes essentiels, c’est-à-dire sur des convictions personnelles qui ne sauraient être démontrées. Si l’Histoire, fidèle à sa propre nécessité qui est la loi du changement, se refuse à nos passions idéalistes et nie l’essence immuable de la polarité droite/gauche, comment ne pas penser que ces deux désignations, jaillies de manière parfaitement contingente du débat parlementaire sur le veto royal en 1789, ne sont pas que de simples outils analytiques, utiles mais sans portée conceptuelle ? Peuvent-elles servir à autre chose qu’à établir une topographie politique relative, fondée sur une comparaison sommaire des principales caractéristiques idéologiques des forces partisanes ? A ce point relativisées, auraient-elles encore grand sens ? Il me semble que non…
… mais des syntaxes philosophiques
Si l’on tient à les conserver, il faut les penser comme des axes philosophiques cohérents. Axes qui ont été progressivement définis, construits, plus ou moins consciemment, par des hommes de verbe et d’action, chacun apportant sa propre pierre à l’édifice conceptuel incessamment fécondé par les flots agités de l’Histoire. Ainsi la gauche s’est-elle forgée en France au feu du siècle des Lumières, des songes des vrais théoriciens libéraux du dix-neuvième siècle, des passions constructivistes et égalitaires de Marx, et de l’orgueil des anarchistes individualistes. A droite, l’héritage procède des premiers contre-révolutionnaires – revisités par les plumes maurrassiennes -, Maistre et Bonald en tête, des orléanistes, des représentants du national-populisme, et des apologistes du modèle fasciste.
Définition subjective continue-t-on à me répliquer, sélection arbitraire d’idées, d’auteurs et d’acteurs, volontaire ou non ! Mais comment s’est cristallisé le bagage théorique de la droite et de la gauche ? Par l’agglomération des jugements du sens commun, par l’accumulation d’une sorte de patrimoine public de conceptions philosophiques, idéologiques et politiques qui se sont lentement ordonnées, formalisées, jusqu’à former un discours, une vulgate. Mécanisme finalement assez banal : des concepts, des notions, des idées-forces finissent par se combiner dans une mémoire commune, souvent approximative, mais où l’on reconnaît aisément des syntaxes qui font sens. L’intellectuel, idéalement critique, confirme simplement, la plupart du temps, la signification que le sentiment populaire attribue spontanément, et parfois obscurément, aux notions de droite et de gauche. Or, ce qui importe, c’est précisément l’existence de ce noyau conceptuel minimal, grosso modo indiscuté, de ces grilles conceptuelles autorisant la mise en coupe réglée du réel, la violation de son intimité.
C’est indubitable : droite et gauche sont des terrains théoriques minés… Pourtant, l’instinct le pressent davantage que la plus froide et rigoureuse raison, ces deux catégories font signe vers des structures plus essentielles de la psyché qui orientent la pensée et les comportements politiques. Indiscutablement, la droite et la gauche ne sauraient échapper à l’Histoire. Il ne s’agit pas de les hisser au rang d’Idées transcendantes régnant sur une réalité déchue, l’empire de la matière, royaume de la pluralité, ontologiquement détestable. Bien au contraire, il ne faut cesser d’en composer, d’en reconstituer la généalogie en gardant toujours à l’esprit l’origine de ce clivage de notre vie politique : à savoir la Révolution française, fille tout à la fois fidèle et révoltée du siècle des Lumières. Les débats de la Constituante sur le veto royal ne peuvent être pensés véritablement que s’ils sont replacés dans ce contexte élargi: alors seulement, ils nous apprendront quelque chose d’essentiel sur la droite et la gauche.
Cet effort de réflexion historique est cependant malaisé, tant les repères paraissent aujourd’hui brouillés lorsque l’on s’avise de fourbir les armes d’une telle analyse. L’indigence conceptuelle de la droite et de la gauche contemporaines leur interdit de venir à bout des problématiques politiques, sociales, culturelles ou spirituelles, du millénaire qui commence. Elles tissent bien davantage les fils d’une complicité pernicieuse avec toutes les formes actuelles de démagogie, et n’assument plus guère, quelque jugement qu’on puisse porter sur leurs desseins respectifs, les exigeantes ambitions de leurs matrices historiques.
Il y a quelques décennies encore, la gauche évoquait dans l’imaginaire commun un combat séculaire pour l’autonomie et l’indépendance individuelles. Ses idéaux s’enracinaient dans l’idée, chère à Sartre, que l’homme est néant, qu’il ne peut se réduire à aucune définition, qu’il est donc capacité perpétuelle de s’auto-créer, de devenir plus que lui-même, de tendre à la perfection – comme individu aussi bien que comme espèce, la seconde ne valant que par le premier -, de s’approcher de la liberté absolue – vis-à-vis de Dieu, de la nature, de l’autre et du collectif. A contrario, adversaire acharnée de l’individualisme prométhéen, la droite exhalait l’horreur sacrée d’être son propre maître, s’identifiait à un désir fusionnel, à la volonté de soumission aux arrêts divins, à l’espérance de ne faire qu’un avec la Nature ou le Groupe.
Cependant, penser la droite et la gauche dans les cadres conceptuels de l’idéologie me paraît inadéquat. Celle-ci constitue un système au sens le plus fort, une citadelle aux murs de dogmes, un corps de doctrine philosophique qui conditionne les comportements individuels et collectifs. Qu’un ensemble d’idées structurent nos deux polarités concurrentes, j’en tombe d’accord : c’est précisément l’hypothèse que je soutiens. Mais l’on ne peut pour autant les assimiler à des cathédrales conceptuelles. De plus, la geôle idéologique exige une précision et un sens de l’orthodoxie – un hermétisme intellectuel à ce qui n’est pas soi – échouant à qualifier la réalité que je tente de décrire. Parler de philosophie convient sans doute davantage, dans la mesure où on la définit, en un sens très général, comme réflexion sur les valeurs, les êtres et les choses. Toutefois, le mot est peut-être ambitieux. Mieux vaut poser qu’il existe un code d’axiomes anthropologiques, psychologiques, politiques et sociaux, plus ou moins logiquement articulés, formant ce que l’on pourrait appeler des syntaxes philosophiques de droite et de gauche.
Certains estiment que la psychanalyse fournit d’appréciables modèles pour expliquer ces syntaxes. Le tempérament de droite, au sens innéiste de complexe psychophysiologique, ne serait que l’expression d’un besoin fondamental de l’être humain : celui de nier le danger que fait peser le monde extérieur sur le moi. Besoin sans doute aussi impérieux que celui, caractérisant le tempérament de gauche, de vouloir briser les déterminismes. Selon l’impératif qui prédomine, l’individu se positionnerait à gauche ou à droite de l’échiquier politique. Les deux familles d’esprit traduiraient ainsi politiquement des exigences psychologiques profondes et contradictoires. Indéniablement, les arcanes de la psyché individuelle structurent l’espace politique. Néanmoins, le terme de tempérament, que retient Alain-Gérard Slama, me semble impropre à nommer cette fidélité aux traditions politiques constitutives de notre jeu politique. Il y a dans ce mot une connotation trop psychologique et déterministe qui minimise le rôle de la culture politique et de l’évènement, c’est-à-dire de l’Histoire, et qui surestime la part de l’héritage génétique. Dispositions psychologiques et culture politique – forgée par le milieu social, les lectures, l’intimité de la réflexion personnelle et la contingence historique, c’est-à-dire les circonstances – se combinent mystérieusement et forment notre identité idéologique, jamais définitive, toujours susceptible de métamorphoses. La personnalité résulte d’une subtile dialectique, se forge dans le dialogue, parfois problématique, entre nature et culture, inné et acquis, entre la conscience et les abysses de l’inconscient individuel et collectif. C’est dans la complexité, tissée d’apprentissage et d’hérédité maîtrisée, que l’individu trouve sa vérité.
Mais si je doute du mot, je ne peux que rendre hommage à l’analyse du père des chasseurs d’absolu. La droite et la gauche, pose Alain-Gérard Slama, correspondent à des tempéraments, à des dimensions anthropologiques divergentes qui constituent deux visions du monde différentes. Il ne cherche pas à momifier les concepts et réalités politiques qui donnent consistance aux deux sœurs ennemies et les définissent l’une par rapport à l’autre. Nul n’est plus convaincu que lui des dynamiques à l’œuvre au sein même de ces tempéraments, des évolutions qu’impose la confrontation de leurs murs porteurs aux séismes de l’Histoire. Il sait, et l’écrit, que le champ de bataille où s’affrontent d’abord le tempérament de droite et celui de gauche, c’est l’individu. Cette lutte aboutit à un équilibre plus ou moins dynamique, et plus ou moins fécond, ou à un triomphe plus ou moins total. Slama ne fige pas la réflexion en durcissant des catégories étouffantes mais fournit une grille de lecture de nos comportements politiques.
Il faut répéter qu’affirmer la structuration droite-gauche de l’agora ne vise pas à nier la dualité féconde constitutive de toute personnalité. Un individu s’inscrit au cœur d’une confluence de dimensions psychologiques. Par conséquent, dans certaines conjonctures, ou même tout au long de son existence, il peut osciller entre ces deux pôles philosophiques. De surcroît, il est rare qu’un homme de gauche, sincère et authentique, n’emprunte pas au camp adverse quelques principes, attitudes ou réflexes, et inversement. Nous sommes tous partagés entre la syntaxe de droite et celle de gauche. Même si l’une domine l’autre, sa suprématie n’est jamais définitivement assurée. Enfin, la structure de la personnalité n’entre pas toujours en résonance avec l’appartenance politique revendiquée.
Les deux syntaxes sont d’abord psychiques et culturelles. Il s’ensuit que leurs contours ne peuvent s’identifier rigoureusement aux frontières partisanes classiques. Puisque les identités historiques et les programmes politiques ne se confondent plus, certains « socialistes » peuvent être des hommes de droite, et certains « conservateurs » des hommes de gauche. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard si d’intransigeants communistes des années trente se sont tournés vers le fascisme : soldats d’un communisme holiste, négateur de l’individu, ils étaient mûrs pour s’engager dans les légions brunes.
Être homme, c’est tendre à être Dieu
Mais trêve d’analyse : j’en reviens maintenant à l’essentiel… Fasciné par l’individualisme prométhéen et l’humanisme héroïque, par les Grands Ancêtres révolutionnaires qui s’en proclamèrent les hérauts, j’ai pensé trop longtemps que l’on pouvait dévoiler la gauche, la révéler à elle-même au fil de la plume. Je ne faisais que l’inventer. J’imaginais naïvement que des combattants au sang d’encre la rendraient à elle-même en lui enseignant les vertus intactes et oubliées d’une certaine droite injustement ostracisée pour la simple et bonne raison qu’elle n’en était pas une. J’armais une gauche trop bassement politique des glaives de l’absolu ontologique, certain que les coups de butoir de quelques hussards philosophes l’éveilleraient de son trop long sommeil idéologique. J’espérais qu’elle se comprendrait tôt ou tard comme puissance fécondante, vouée à transcender les contraires, à démasquer les antinomies illusoires, intégrant en une synthèse de plus haute valeur les paradoxes soudain apprivoisés. J’avais espéré, sans y croire véritablement, que le noble seigneur que je revêtais des oripeaux d’une gauche fantasmée, étranger à une si éprouvante vulgarité, serait un jour reconnu comme l’avenir d’une gauche en perdition. Je me trompais. Je sais désormais qu’il faut être ailleurs pour conserver une exigence d’idéal politique.
Le dépassement de la dichotomie droite/gauche doit être fonctionnel : il relève de la synthèse d’instruments politiques, de la combinaison des multiples dispositifs techniques imaginés pour répondre à des défis culturels, économiques et sociaux. Cette somme n’est pas celle de contraires réels, mais de ce que certains hommes ont décidé d’opposer, souvent pour des querelles d’intérêts. Ce qui n’empêche conséquemment en aucune manière de s’affirmer de gauche, philosophiquement. Je dirais même que s’embusquer par-delà droite et gauche, par delà ces droites et ces gauches partisanes – ce qui constitue déjà une synthèse psychique et conceptuelle, non un simple pragmatisme –, signifie précisément être de gauche, métaphysiquement… La noblesse ruisselle sur le visage de l’individu souverain, le surhomme – je n’ai pas peur du mot -, dont j’avais pensé avec tort que l’homme de gauche se voudrait le prophète et l’artisan. Cette noblesse lui impose un scepticisme méthodique, un cynisme serein, un stoïcisme élégant, un relativisme probe, une lucidité irréfragable, un sens des nuances révélateur d’une indiscutable puissance de l’âme, mais aussi un courage silencieux, un volontarisme démesuré et un sens de l’honneur acéré, soumis au respect de règles aussi diverses que peuvent l’être les caractères d’exception.
L’homme libre, le souverain, l’immoraliste créateur de valeurs, pourtant un Prométhée enchaîné, Caïn impénitent, l’anarchiste guerrier, l’anarque icarien, le surhomme tragique du grand midi, s’atteint lui-même en renonçant à tout, surtout à ses rêves. Il ne doit pas se réfugier, être à l’affût d’une foi, d’une conviction, d’un espoir, mais se résumer tout entier dans le défi, le refus éternel de l’esclavage et de la nécessité.
C’est pour cette extravagance que je rêvais d’un homme de gauche s’appropriant l’élégance philosophique et la désinvolture spirituelle de l’homme de droite, non son ontologie, sa métaphysique ou son archétype, ses bassesses, ses abandons ou ses lâchetés, mais ses vertus d’Épinal, peut-être fruits de mes songes, c’est-à-dire son charisme martial et son pragmatisme cynique souvent ingrat aux rêves, qui n’est finalement qu’un regard lucide, hiératique et nécessaire, transperçant le cœur des réalités déplaisantes. C’est ainsi qu’il faut se sculpter : le sourire aux lèvres et sans cesser de dire non, de défier, sachant la défaite peut-être gravée dans les Tables de la Loi de l’Univers ou des Dieux, mais ne s’en souciant pas. C’est cet horizon terrible de la liberté absolue que doit viser toute ascèse, tout effort qui se veut dépassement vers la souveraineté de l’individu, néanmoins compatible avec les exigences minimales de la vie en société. Ce condottiere dirait Michel Onfray, ce rebelle des cimes qui refuse le confort servile des identités mutilantes, n’incarne pas la gauche saumâtre des satrapes roses, mais l’au-delà de la droite et de la gauche, leur authentique synthèse en un homme par-delà les apparences et les fausses dualités, régnant sur l’empire des paradoxes domptés et toujours renaissants.
Eric DELBECQUE, Président de l’ACSE et membre du Comité Orwell