Tribune d’Eric Delbecque – Nietzsche : un fondement philosophique de la synthĂšse entre la droite et la gauche (14)

Publié le 13 avril 2017 à  23h10 - DerniÚre mise à  jour le 29 novembre 2022 à  12h30

Nietzsche a fondĂ© philosophiquement la possibilitĂ© d’une action et d’une syntaxe politiques par-delĂ  droite et gauche. Le surhomme est le seul descendant d’Icare en ces temps oĂč pullulent les fils illĂ©gitimes et les imposteurs : il est l’astre qui rayonne Ă  l’horizon dĂ©mocratique, le but Ă  atteindre, la figure libertaire rĂ©gulant l’ambition Ă©galitaire, et aussi le modĂšle d’authentiques politiques, statures hĂ©roĂŻques lorsqu’ils conçoivent leur mission avec quelque hauteur de vues.

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Les chemins de la démocratie passent par le surhomme

Car l’homme d’État de la dĂ©mocratie libertaire ne peut avoir d’autre idĂ©al que le surhumain, ne peut agir autrement que comme son hĂ©raut, et ne peut faire de sa personne autre chose qu’une exhortation Ă  surmonter les trop humaines limites. Il devrait ĂȘtre tout Ă  la fois le guide vers les sommets et leur prĂ©figuration, le modĂšle Ă  imiter pour se trouver soi-mĂȘme, la prĂ©paration Ă  la glorification de chacun des moi. L’existence des grands hommes, des hĂ©ros, est un appel lancĂ© Ă  chaque Ăąme : elle suscite le dĂ©sir de ressembler, non pour s’abolir mais pour atteindre Ă  la souverainetĂ© sur soi, Ă  l’accomplissement de l’individualitĂ©. Le salut viendra toujours de ces hommes qui ressuscitent, contre l’entropie politique fatale, la figure du hĂ©ros, le mythe du grand homme, guerrier, lĂ©gislateur et philosophe, prophĂšte de l’ñge nouveau – Ă©ternellement Ă  construire – des PromĂ©thĂ©es assemblĂ©s sur l’agora de la libertĂ© et de la puissance. Autant dire que les chemins du futur passent par le surhomme. Que n’a-t-on dit sur lui et son pĂšre, dans quelles caricatures navrantes ne l’a-t-on pas enfermĂ© … Ce soleil noir, en mĂȘme temps une aurore de l’humanitĂ©, ne tient nullement du nazi. Il n’est pas le songe du FĂŒhrer, entrevu par Nietzsche dans un tremblement messianique et pathologique. La brute blonde dont il aimait Ă  parler n’est pas un petit fonctionnaire national-socialiste cachant le bourreau aux runes d’argent, fils des envahisseurs terribles qui dĂ©ferlĂšrent sur Rome. Zarathoustra aime les constructeurs, les crĂ©ateurs d’empires, les ĂȘtres dans lesquels rĂšgne l’effrayant ego de l’artiste au regard d’airain, pas les petits-bourgeois complexĂ©s en mal de domination.

Celui qui soutient le contraire n’a jamais lu Nietzsche, ou refuse de frĂ©quenter ses textes comme son gĂ©nie aphoristique l’exige. On ne l’aborde pas lovĂ© dans ses certitudes, cuirassĂ© de confortables prĂ©jugĂ©s, avachi dans les dĂ©lices du conformisme moral : dĂšs l’abord il inquiĂšte, dĂ©vaste, incendie, ruine et dĂ©sespĂšre. Sa philosophie n’est pas une barricade brisant l’assaut, un abri contre la tempĂȘte. C’est un glaive, une charge de cavalerie Ă  dĂ©couvert, un coup de main de corps franc : quand il frappe, c’est pour abattre l’adversaire, et non pour se dĂ©fendre. Il paie la victoire de son sang. Lire Nietzsche, c’est se mettre en rĂ©volution, se dĂ©chirer soi-mĂȘme, faire tomber ses citadelles pour mieux Ă©prouver sa force en rĂ©vĂ©lant ses faiblesses, en remuant la dague de la volontĂ© dans la plaie, jusqu’à rire de la souffrance, ne s’arrĂȘtant que lorsque la douleur ne tue plus, mais rend plus fort, lorsque l’on se dĂ©livre de tout, surtout de la passion de la sĂ©curitĂ©.
p2et3_copie_.jpgC’est un flibustier de la philosophie, Ă©crivait Zweig, qui bat pavillon noir, couleur des corsaires, pirates et libertaires… Pour Ă©pouser le rythme de sa pensĂ©e, il faut accepter l’orage, aimer l’éclair et la foudre, prendre patience et endurer, avoir le goĂ»t de la rumination. On lit Nietzsche en marchant, une marche forcĂ©e dans le vent et le froid, sous la pluie des insultes et la grĂȘle des prĂȘt-Ă -penser. Avec lui, impossible de somnoler en digĂ©rant des poncifs grĂ©gairement acquis… Suivre son chemin ne souffre ni tiĂ©deur ni servilitĂ©. Extravagant navigateur de l’esprit, continĂ»ment en quĂȘte de pĂ©rilleuses traversĂ©es, il est de la race des guerriers ; c’est un gĂ©nie cuirassĂ©, armĂ© pour les plus durs et les plus dĂ©sespĂ©rĂ©s des combats. CrĂ©ation, indĂ©pendance et libertĂ©, sont pour lui force, opposition et lutte. La guerre, Ă©crit-il, est une Ă©cole de libertĂ©, car elle traduit la volontĂ© d’ĂȘtre responsable de soi-mĂȘme, de maintenir la distance qui nous isole des autres, de devenir plus indiffĂ©rent aux peines, aux Ă©preuves, aux privations, et mĂȘme Ă  la vie. Il est tout Ă  la fois le fils des destructeurs magnifiques qui renversent les statues, et le descendant des explorateurs de continents, des maĂźtres d’empires. A ceci prĂšs qu’il n’y plante jamais l’étendard de Dieu ou la banniĂšre de l’esprit : Nietzsche ne se reconnaĂźt aucun souverain, et ne s’attarde pas une fois la conquĂȘte achevĂ©e. Il ne cherche ni repos, ni paix, ni stabilitĂ©. Rien ne lui rĂ©siste, ni les forteresses de la morale, ni les remparts de la loi : tout se consume au contact brĂ»lant de sa pensĂ©e.

Sa force, il la puise dans la vision, le pressentiment du surhomme, dans cette conviction, renversant toutes les idoles, que la mort de Dieu annonce la naissance de nouveaux Dieux, des esprits crĂ©ateurs se tenant par-delĂ  bien et mal, des ĂȘtres divins qui sont seuls d’authentiques grands hommes. Cependant, le regard de ces Dieux ne darde plus de l’iris de l’IdĂ©al, oĂč se rĂ©fugie l’Un, le Monde Vrai selon Platon. Le Dieu des frileux avait Ă  jamais refermĂ© sa main sur le glaive de la morale, prĂȘt Ă  l’abattre sur celui dont le souverain rire dionysiaque illumine la face. Le visage glacĂ© du SuprĂȘme Sujet, Un, Parfait et Dominateur, fixait les hommes en maĂźtre dĂ©daigneux et capricieux. Le surhomme ramasse le sceptre, peut-ĂȘtre illusoire, tombĂ© de ces cieux ouverts oĂč Ă©clate le tonnerre d’une assourdissante marche funĂšbre, et c’est Dionysos en lui que l’on reconnaĂźt, pas seulement un dieu d’ivresse, dĂ©sindividualisant, mais le jumeau indispensable d’Apollon, maĂźtre de la lumiĂšre, de la mesure, de l’individuation… Le surhumain vient par le nihilisme : il est le fruit mĂ»r de cet arbre pourri ; fatal ou contingent, nul le sait. Le nihilisme, c’est le nom de la misĂšre existentielle et philosophique de l’homme contemporain. Pour ce dernier, les valeurs suprĂȘmes, absolues, non conditionnĂ©es, qu’elles soient religieuses ou laĂŻques, sont vidĂ©es de leur substance, dorĂ©navant illĂ©gitimes, rejetĂ©es dans le vaste magma des possibles Ă©thiques, royaume oĂč le relatif rĂšgne en maĂźtre et nourrit la guerre des dieux.

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Le nihilisme n’est pas la fin mais le commencement

Cette crise de foi a plongĂ© l’homme dans le grand dĂ©goĂ»t, une lassitude sans bords ni fond. Rien ne vaut plus puisque tout se vaut et naĂźt dĂ©jĂ  usĂ©, vieilli, mourant. Le Dernier Homme vit dĂ©sormais une agonie indĂ©finie du sens, un interminable crĂ©puscule, un permanent naufrage qui pourtant le satisfait, qu’il appelle impatiemment de ses vƓux. Il ne s’en inquiĂšte pas, il le rĂ©clame, l’exige, se dĂ©lectant du vide, de l’absence de question et de rĂ©ponse. Il rĂ©trĂ©cit l’univers et le fait tourner autour de son propre nĂ©ant, de son petit bonheur, de son rĂ©pugnant confort. Sa volontĂ© est morte…

Tocqueville avait vu juste : les hommes ne sont plus qu’une foule d’individus privĂ©s d’horizons, anonymes, Ă©gaux en servilitĂ© et en inconscience, accaparĂ©s par la recherche obsessionnelle et quotidienne de leurs petits plaisirs, vulgaires et sans Ă©clats, Ă©goĂŻstes car dĂ©sertĂ©s par l’orgueil, l’individualisme. Le Dernier Homme se rĂ©sume Ă  un chaos narcissique, Ă  un moi pulvĂ©risĂ©, incapable de se concentrer, de se recentrer, de projeter toute sa volontĂ© d’un point focal vers un grand dessein. Il se rĂ©duit Ă  une fluiditĂ© involontaire de vellĂ©itĂ©s, d’affects et d’envies tout aussi Ă©phĂ©mĂšres qu’imposĂ©es. Il n’a plus rien d’une subjectivitĂ© ambitionnĂ©e comme volontĂ© autonome. DĂ©structurĂ©, rĂ©ifiĂ©, il se dissout, s’abolit Ă  chaque instant dans le dĂ©sordre du monde, le silence servile de l’objet qui ne peut dire mot, de l’esclave qui toujours consent. La tentation de l’abandon, l’aspiration Ă  la fusion dĂ©responsabilisante, hante l’individu. Éternelle faiblesse du pour-soi qui cherche Ă  s’assoupir dans l’en-soi… L’homme ne veut pas accepter l’absence du sens, c’est-Ă -dire, en mĂȘme temps que son abandon, sa libertĂ© irrĂ©ductible. Cette tendance naturelle de l’homme, qui le pousse Ă  refuser d’assumer son pouvoir de nĂ©gation, c’est-Ă -dire la rĂ©vĂ©lation de sa libertĂ©, constitue l’essence profonde du nihilisme, et forme le cƓur de la pensĂ©e de droite. Elle est Ă  proprement parler volontĂ© de nĂ©ant ou, ce qui revient au mĂȘme, dĂ©sir d’absorption dans le Tout, d’intĂ©gration sĂ©curisante dans une structure ontologique immuable.

Alexis de Tocqueville
Alexis de Tocqueville
Le nihilisme, c’est le dĂ©sespoir, la prise de conscience qu’il est vain de vouloir assigner un horizon de sens Ă  l’histoire, tenter d’y dĂ©couvrir une tĂ©lĂ©ologie. C’est un sentiment d’abandon et d’incomprĂ©hension, le bouleversement de toutes nos certitudes, dĂ©clenchant Ă  l’infini des sĂ©ismes intellectuels, et ne laissant plus Ă  la pensĂ©e aucune base ferme sur laquelle s’appuyer pour apprivoiser le rĂ©el. C’est le dĂ©sarroi d’ĂȘtre jetĂ© dans un monde labyrinthique et incomprĂ©hensible, oĂč s’effondrent les repĂšres du passĂ© et de l’avenir. Et une fois admis que le devenir n’a aucun sens, que nulle main peu ou prou visible ne l’ordonne, qu’il n’est pas dirigĂ© par quelque force suprĂȘme Ă  laquelle l’individu puisse se consacrer, dans laquelle il puisse s’abolir, il reste une seule Ă©chappatoire aux apeurĂ©s : condamner le devenir, juger ce monde illusoire, et bĂątir de toutes piĂšces un au-delĂ , instituĂ© le Monde Vrai. Puis quand l’homme prend conscience que ce monde n’est que l’expression de ses besoins psychologiques, et qu’il cesse d’y croire, lorsqu’il admet que le devenir est la seule rĂ©alitĂ©, la derniĂšre forme du nihilisme s’accomplit : l’individu ne souffre plus ce monde qu’il n’a pourtant plus la force de nier. Il dĂ©pose les armes et abdique…

Pour Nietzsche, cette caricature de l’homme se prĂ©parait depuis longtemps : le nihilisme croĂźt dans les souterrains de l’histoire europĂ©enne. Il fut d’abord volontĂ© de puissance dĂ©cadente qui s’est altĂ©rĂ©e progressivement, s’est faite volontĂ© de nĂ©ant, ennemie de la vie, autrement dit du monde comme pluralitĂ©, devenir, contradiction, ambivalence, souffrance, illusion et mort. A la place de la rĂ©alitĂ©, sommairement jugĂ©e illusoire, accusĂ©e de n’ĂȘtre qu’une apparence trompeuse, la thĂ©ologie puis la philosophie ont Ă©difiĂ© un au-delĂ  du monde, royaume du Vrai, du Bien et du Beau, parfait car Un, stable, identique, seule source possible de bĂ©atitude. La mĂ©taphysique Ă©tait nĂ©e, et du mĂȘme coup les catĂ©gories intelligibles, dont les grands principes de la logique : identitĂ©, causalitĂ©, raison suffisante, et autres instruments d’ordre, nĂ©cessaires mais piĂ©gĂ©s.

Depuis des temps immĂ©moriaux, la philosophie a pensĂ© la diffĂ©rence qui gĂźt et envahit tout l’Être, la multiplicitĂ© de l’étant, comme fondamentalement imprĂ©gnĂ©e de nĂ©ant et, de ce fait, inacceptable. Le problĂšme de l’Être Ă©tait posĂ© comme un problĂšme de valeurs : est nĂ©gatif, mauvais, tout ce qui relĂšve du multiple. Il y a un Être authentique, pur de tout nĂ©ant, fixe, constant, confondu avec l’Un, le Bien, la VĂ©ritĂ©, nĂ©gateur du temps, et un ĂȘtre inauthentique, oĂč le nĂ©ant habite l’ĂȘtre. L’authentique et le Vrai sera dĂ©sormais l’Un, immuable et infini, l’inauthentique le domaine des Ă©tants, multiples et finis. Mais nous vivons en permanence dans l’apparence, l’illusion, l’éphĂ©mĂšre, le rĂšgne de l’inauthentique, car l’Un ne nous est jamais donnĂ© : Il recule impassiblement, Ă  jamais dissimulĂ© dans l’au-delĂ  des IdĂ©es Ă©ternelles. Parfaite et originelle formulation de ce que Nietzsche appellerait l’usurpation philosophique, aube de la mĂ©taphysique – c’est-Ă -dire du dualisme -, le platonisme, puisque c’est bien de lui qu’il s’agit, devait inscrire au cƓur mĂȘme de la pensĂ©e occidentale la diffĂ©rence cosmologique entre le monde Un, infini, transcendant, et l’intramondain, fini, multiple, et par essence illusoire. Distinction insĂ©parable, dĂšs l’origine, d’un jugement de valeurs : tandis que l’univers des IdĂ©es impĂ©rissables, intemporelles, stables, pures de toute incarnation spatio-temporelle, Ă©taient irrĂ©ductiblement associĂ© au Bien, au Vrai et au Beau, celui des choses sensibles, mortelles, individuelles, en situation au sens sartrien, exprimait la corruption, au sens aristotĂ©licien. D’oĂč l’atrophie, prĂ©cisera Nietzsche, du sens historique des philosophes, et leur haine du devenir. Il ne restera plus au christianisme qu’à faire de cette transcendance le Sujet absolu, en le nommant Dieu, et en le dotant de tous les attributs du je. Ontologie et mĂ©taphysique devinrent ainsi thĂ©ologie.

Puis la fable se dĂ©composa, le Paradis dĂ©gringola des cieux. Aucun prĂ©tendant ne parvint Ă  s’emparer du trĂŽne cĂ©leste. PĂąles succĂ©danĂ©s du Dieu chrĂ©tien et platonicien, l’Homme, la Raison et le ProgrĂšs, dont la morale kantienne constitua le plus beau fleuron, furent bientĂŽt ruinĂ©s par la science et l’Histoire. Le nihilisme repose sur l’alliance originelle de la volontĂ© de nĂ©ant et des forces rĂ©actives. La premiĂšre fait triompher les secondes parce qu’un instrument de nĂ©gation lui est nĂ©cessaire pour dĂ©velopper complĂštement son essence. Cependant, la victoire acquise, ces derniĂšres n’ont de cesse que de s’émanciper d’une tutelle encombrante. Brisant son alliance avec la volontĂ© nĂ©gative, la vie rĂ©active la supplante, inaugurant le rĂšgne du nĂ©ant de volontĂ©, et l’attente de l’extinction passive. Au nihilisme nĂ©gatif de la complicitĂ©, succĂšde le nihilisme rĂ©actif, puis le nihilisme passif de la mort attendue. Absence de volontĂ© qui n’est que le dernier avatar fatal de la volontĂ© de nĂ©ant, et qui exprime toujours la dĂ©prĂ©ciation de la vie, le rĂšgne du nihilisme, l’empire du nĂ©gatif.

L’homme rĂ©actif, tournant vers Dieu le bras que ce dernier a lui-mĂȘme armĂ© des glaives du ressentiment et de la mauvaise conscience, baigna ceux-ci du sang divin : le nihilisme se fit athĂ©e mais demeura l’alliance du ressentiment et de la mauvaise conscience. L’Homme SupĂ©rieur n’était pas encore assez fort pour graver dans le marbre de la souverainetĂ© humaine une nouvelle table des valeurs, libĂ©rĂ©e de toutes les transcendances : il ne fut plus bientĂŽt que le Dernier Homme. N’ayant mĂȘme plus la force de dĂ©sirer le nĂ©ant, il attend passivement la mort. Sur ce champ de ruines, le surhomme pourra planter sa banniĂšre : il achĂšvera le nihilisme, l’accomplissant en l’anĂ©antissant, et en le transfigurant. HĂ©raut de la mort, le nihilisme se mĂ©tamorphosera en pierre de vie, matiĂšre dans laquelle sera sculptĂ© le surhumain.
p8-5.jpgRĂ©vĂ©lation inĂ©luctable d’une dĂ©cadence qu’il faut reconnaĂźtre rigoureusement, dĂ©masquer comme volontĂ© de nĂ©ant, force de nĂ©gation, et – dans le mĂȘme temps – nouvelle origine – moment fondateur d’une Ăšre dĂ©barrassĂ©e du trop humain -, le nihilisme disperse les illusions tout autant qu’il crĂ©e d’autres valeurs. C’est Ă  partir de l’avĂšnement du nihilisme achevĂ© que l’univers redevient infini. Enthousiasme d’un nouveau commencement qui fera renaĂźtre de ses cendres la joie absolue de la crĂ©ation, le nihilisme est une origine, non un terme. A son point paroxystique, il se transfigure et devient source de jouvence. Il permet de retrouver l’univers comme innocence, devenir crĂ©ateur, et, consĂ©quemment, comme jeu infini des interprĂ©tations, tissu de perspectives indĂ©finiment multipliables, dont l’addition ne saurait jamais nous restituer intĂ©gralement le visage du monde. Il faut faire face au nihilisme. Ce dernier est le visage spirituel de notre Ă©poque. L’humanitĂ© doit affronter le tragique consubstantiel Ă  sa condition, et envisager le nihilisme, ainsi que nous y invite Nietzsche, comme une crise de croissance de l’esprit, l’accĂšs Ă  une autre maniĂšre de penser, divine, c’est-Ă -dire souveraine, solaire. Le monde est l’empire de l’incertain, du changeant, du variable et de l’équivoque. Il ne s’accommode guĂšre des articulations conceptuelles univoques de la logique classique. Le principe de non-contradiction, d’identitĂ©, celui de raison suffisante ou de causalitĂ©, sont des erreurs utiles, non la traduction littĂ©rale du gĂ©nome de l’Être. Concepts, catĂ©gories, liens de cause Ă  effet, figent le flux du devenir en formes immobiles, pour l’adapter aux nĂ©cessitĂ©s de la maĂźtrise de l’étant par les hommes. Mais l’ĂȘtre, en fait l’immense mer du devenir, jamais en repos, submerge tous les rivages, enlaçant dans ses flots les fleuves de larmes vaines et d’espĂ©rances incessamment déçues.

Conviction riche d’une nouvelle aurore de l’esprit et simultanĂ©ment porteuse du plus grand vertige pour la conscience humaine et son audacieuse prĂ©tention Ă  la connaissance de l’ĂȘtre, ce dernier Ă©tant dĂ©sormais vĂ©cu et apprĂ©hendĂ© comme devenir, et ronde infinie des interprĂ©tations … Si la perspective est effectivement loi de rĂ©gulation et contrainte de perception du rĂ©el, au nom de quelle vĂ©ritĂ© condamner lĂ©gitimement telle ou telle opinion et, plus loin, la nĂ©gation ontologique du changement ? Nietzsche n’est pas dupe, et bien qu’il parie sur l’effet libĂ©rateur du renversement du platonisme pour Ă©viter le retour du Monde Vrai, de la chose en soi Ă  jamais inaccessible aux hommes, il perçoit clairement que cette rĂ©volution, au sens cosmologique et donc circulaire du terme, demeure virtualitĂ© toujours prĂȘte Ă  s’actualiser. Car l’homme veut toujours ramener l’inconnu au connu, substituer l’Un au multiple, afin de se rassurer. La peur de l’inĂ©dit, du nouveau, du jamais vu, de l’incertitude et de l’ignorance, c’est la peur de la libertĂ©, parce que cette derniĂšre exige d’assumer tous les risques, imaginables ou non. La souverainetĂ© sur soi se paye de l’acquiescement aux tĂ©nĂšbres de l’incertitude et de l’ignorance, de la soumission au temps, c’est-Ă -dire Ă  l’histoire, au mouvement.
p9copie-3.jpgCime absolue de la crise du monde chrĂ©tien, Nietzsche va rejoindre les LumiĂšres, – matĂ©rialistes ou tiĂšdement dĂ©istes -, Feuerbach, Marx et toute la pensĂ©e socialiste, dans l’inĂ©puisable cortĂšge gĂ©nĂ©alogique et l’intimidant panthĂ©on, maudit ou sanctifiĂ©, de l’athĂ©isme. L’annonce de la mort de Dieu traverse et domine l’Ɠuvre nietzschĂ©enne. De portĂ©e essentiellement ontologique, ce faire-part de dĂ©cĂšs est une affirmation d’orgueil, l’acte de naissance de la gauche mythique et mĂ©taphysique. Elle pose l’homme comme puissance infinie et radicale de nĂ©gation, comme volontĂ© de se surmonter, comme insatisfaction sans limites, dĂ©sir d’ĂȘtre plus, aspiration Ă  la souverainetĂ©, au pouvoir absolu, contestation perpĂ©tuelle, rĂ©volte systĂ©mique.

La nĂ©gation de Dieu est l’expression mĂȘme de la libertĂ© de l’homme, cette prĂ©disposition ontologique de la race de CaĂŻn. L’homme, bien qu’en situation, est rĂ©appropriation perpĂ©tuelle de son passĂ© et invention de son futur, acquiescement ou refus de chaque instant Ă  une histoire de l’ego, ressaisissement perpĂ©tuel de son ĂȘtre toujours au bord du gouffre de l’en-soi. Il est libertĂ© parce que son essence est le nĂ©ant, l’absence prĂ©cisĂ©ment de toute essence, de toute dĂ©termination. Cette rĂ©vĂ©lation Ă  nous-mĂȘmes de notre propre libertĂ©, galvanisĂ©e par Sartre dans L’Être et le NĂ©ant, se traduit en langage nietzschĂ©en par la mort de Dieu, dans laquelle l’athĂ©isme compte effectivement moins que l’expĂ©rience que l’homme fait de lui-mĂȘme comme libertĂ©. L’auteur d’Humain trop humain, dĂ©diĂ© Ă  Voltaire, figure symbolique des LumiĂšres s’il en est, s’impose comme un esprit promĂ©thĂ©en, mais en un sens beaucoup plus complexe que celui qu’accorde ordinairement Ă  ce mot l’humanisme classique. Le panĂ©gyriste de l’instinct appelle de ses vƓux le progrĂšs des sciences, par dĂ©finition promĂ©thĂ©ennes, parce qu’il dĂ©sire la mort de Dieu et la fin du pouvoir sacerdotal. Et il exige la mort de Dieu de toutes ses forces parce qu’il est un homme, et que l’homme est vouĂ© par nature Ă  la science, vouĂ© par nature Ă  rivaliser avec Dieu dans un titanesque face Ă  face, et vouĂ© Ă  le mettre Ă  mort. L’homme est l’ĂȘtre-pour-la-mort… de Dieu. Mais le libre esprit, l’homme dĂ©livrĂ© du maĂźtre cĂ©leste, ne s’émancipe nullement du divin en appliquant Ă  sa vie les rĂ©flexes Ă©pistĂ©mologiques qui guident et permettent la connaissance scientifique. C’est uniquement en usant de la science comme d’une arme tournĂ©e contre les idĂ©aux de l’humanitĂ©, l’esclavage mĂ©taphysique, les dogmes religieux et moraux, qu’il pourra vĂ©ritablement s’affranchir.

L’Être inconditionnĂ©, Dieu si l’on prĂ©fĂšre, n’est aux yeux de Nietzsche qu’une sorte d’allĂ©gorie qui subsume, sous la forme d’un ĂȘtre mythique et imaginaire, le besoin humain de sĂ©curitĂ©, mais Ă©galement, puisque il y conduit inĂ©vitablement, la tentation perpĂ©tuelle de l’aliĂ©nation volontaire. Cette derniĂšre prend la forme d’un refus implacable du rĂ©el, d’une aversion quasi pathologique pour la luciditĂ©, d’une horreur du tragique et du pessimisme de la force. Car ce qui terrorise les hommes, c’est l’authentique puissance, la libertĂ© intĂ©grale qui se confond avec le pur dĂ©fi, la volontĂ© dĂ©pouillĂ©e de toute attente d’achĂšvement, de rĂ©ussite. Acceptation subvertie du fatum, acte gratuit, cette libertĂ© adĂ©quate Ă  la radicalitĂ© de son propre concept n’est pas adhĂ©sion conformiste, paresseuse et lĂąche, au dĂ©terminisme, ou Ă  la fatalitĂ©. Certains voudront Ă  toute force s’enfermer dans la perception d’un Nietzsche fataliste, hĂ©raut de la nĂ©cessitĂ©, et inscriront au cƓur de sa philosophie l’intuition de l’Éternel Retour. C’est un peu court … Il est sans doute plus fĂ©cond de reconnaĂźtre une authentique audace, un sublime jaillissement libertaire dans le dĂ©tachement grandiose et gai, fait de luciditĂ© et d’élĂ©gante dĂ©sinvolture, qui s’accouple – fidĂšle Ă  la danse des paradoxes – au plus grand sĂ©rieux, Ă  l’acceptation totale du cours de la vie, de l’invincibilitĂ© du fatum. Dans cette robuste aptitude Ă  l’acceptation, Ă  l’acquiescement Ă©ternel au Destin – tel que le concevait l’AntiquitĂ©-, Nietzsche soupçonne une sorte d’hygiĂšne Ă©lĂ©mentaire du caractĂšre, un souci de propretĂ© : c’est le signe de la plus grande force que d’endurer dans la grande santĂ© et la joie profonde. Le prophĂšte du surhumain veut nous enseigner Ă  ne pas craindre ce qui est terrible et incertain. C’est en partie cette exigence que satisfait une subtile interprĂ©tation de l’Éternel Retour : j’y reviendrai…
p10copie-5.jpgLe tort commun des interprĂ©tations biologiques de la pensĂ©e nietzschĂ©enne est de croire discerner dans le surhomme une nouvelle espĂšce qui supplantera l’humanitĂ©. Nietzsche n’appelle nullement de ses vƓux un dĂ©miurgisme naturaliste et eugĂ©niste mais un type d’homme supĂ©rieur considĂ©rĂ© du point de vue ontologique, un ĂȘtre apte Ă  toujours se surmonter. Il est cependant risquĂ© d’esquisser le portrait d’un ĂȘtre transcendant l’humain tel que nous le connaissons, malgrĂ© les liens qui l’attachent encore, et le lieront toujours, aux grandes individualitĂ©s engendrĂ©es par l’espĂšce tout au long de l’histoire, de CĂ©sar Ă  NapolĂ©on en passant par FrĂ©dĂ©ric II de Hohenstaufen. Il faut pourtant s’y atteler sans relĂąche… Le surhomme recherche ses buts en lui-mĂȘme, et non plus dans un ailleurs transcendant: il tend Ă  la maĂźtrise et Ă  la puissance ; il s’approprie, s’empare, crĂ©e, impose des formes, subjugue. L’épuisement du sens que provoque l’ébranlement du Monde Vrai, de l’au-delĂ  mĂ©taphysique, laisse dĂ©sormais l’ĂȘtre humain, devenu crĂ©ateur, face Ă  face avec sa propre image. Dieu est mort, et ses avatars aussi : tout est permis… A l’ancienne table chrĂ©tienne des valeurs, Ă  l’absolu du Bien et du Mal, le surhomme devra substituer cette nouvelle dĂ©finition du bon et du mauvais : est bon tout ce qui exalte le sentiment et la volontĂ© de puissance de l’individu, ce dĂ©sir de mouvement et d’accroissement ; est mauvais ce qui nourrit sa faiblesse. Bien et mal ne sont pas des IdĂ©es transcendantes, immuables. Le gĂ©nĂ©alogiste dĂ©vastateur de la morale ne cessera de le rĂ©pĂ©ter : la tradition, la moralitĂ©, est une autoritĂ© supĂ©rieure Ă  laquelle on obĂ©it non parce qu’elle ordonne l’utile, mais simplement parce qu’elle ordonne.
p11copie-2.jpgLe surhumain est un but, un horizon, non pas un idĂ©al au sens kantien, c’est-Ă -dire un principe rĂ©gulateur de l’action, inaccessible, et tyrannisant les singularitĂ©s. Il ne serait ĂȘtre question de remplacer le Vrai, le Bien et le Beau, Dieu pour le chrĂ©tien, par une nouvelle idole. Il n’y a pas un surhomme, essence platonicienne dont les multiples incarnations individuelles ne seraient que des accidents, mais bien des surhommes, exprimant chacun une conjugaison diffĂ©rente du surhumain. Tout ce qui s’affirme comme une norme, qui tend et incite Ă  l’homogĂ©nĂ©isation, tout ce qui relĂšve de l’espĂšce, rĂ©pugne au goĂ»t nietzschĂ©en, viscĂ©ralement individualiste, aristocratique et libertaire. L’homme est un pont, un passage, une transition, et par consĂ©quent un dĂ©clin qui mĂšne Ă  la surhumanitĂ©, forme de vie plus complexe, dĂ©sir de l’homme total, intĂ©gral, formidable synthĂšse, disait le prophĂšte du Grand Midi, des hommes fragmentaires. Si le surhomme dĂ©signe la fin de l’humanitĂ©, ce n’est nullement un terme chronologique mais une acmĂ©, un sommet, une plĂ©nitude : le surhumain est Ă  la fois la fin et l’accomplissement de l’humanitĂ©. Par lui, figure de l’homme post-nihiliste, elle renaĂźtra de ses cendres, tel le phĂ©nix. Le surhomme est Ă  la fois quelque chose d’autre que l’homme, une Ă©tape supĂ©rieure du dĂ©veloppement de l’ĂȘtre conscient, et aussi le simple dĂ©ploiement des possibilitĂ©s humaines.

Affirmation dionysiaque de l’ĂȘtre, fidĂ©litĂ© Ă  la terre, il est la grande santĂ©, la plĂ©nitude vitale. Le surhomme s’impose comme crĂ©ateur de formes et de valeurs, volontĂ© lĂ©gislatrice, et fait de lui-mĂȘme le premier objet de sa souffrance. La crĂ©ature et le crĂ©ateur s’unissent en lui, car il est Ă  la fois le sculpteur, le ciseau, la matiĂšre et la sculpture. La libertĂ© du surhomme n’est pas pure et vulgaire rĂ©volte, absence de discipline personnelle. Elle est la marque de l’ĂȘtre souverain qui se surmonte, crĂ©e sa propre loi, et n’obĂ©it qu’à la rĂšgle qu’il s’est lui-mĂȘme donnĂ©e. Il est enfin l’homme de la luciditĂ©, le vĂ©ridique. Il est l’ĂȘtre du dĂ©voilement, celui qui refuse la dissimulation, et voit les choses, les vivants et le monde, tels qu’ils sont. La race d’hommes qu’appelle Zarathoustra affronte la rĂ©alitĂ© telle qu’elle est. Elle porte en elle tout ce que cette rĂ©alitĂ© a de terrible, pour atteindre la grandeur.

Le surhomme est la synthĂšse de la spiritualitĂ© et de la volontĂ© de puissance. Le surhomme, c’est le noble barbare qui a insufflĂ© l’esprit au dynamisme crĂ©ateur des instincts, le puissant qui se maĂźtrise, le profond dont l’ampleur de vue traduit l’envergure. Car Nietzsche n’en appelle pas Ă  l’anĂ©antissement de la conscience dans le grand Ă©panchement naturel et bienfaisant des instincts : il sait leur puissance dĂ©vastatrice. C’est tout au contraire Ă  une hiĂ©rarchisation des forces qu’il invite, loin de tout dĂ©chaĂźnement barbare. Au surhumain incombe la lourde et grandiose tĂąche de dominer les extrĂȘmes qui s’opposent brutalement. Ce n’est pas de la bĂȘte qu’il fait l’apologie, mais de l’individu souverain, de celui qui dispose de l’empire sur lui-mĂȘme, et peut promettre. Il ne dĂ©nonce pas la spiritualisation des instincts, leur affinement et leur hiĂ©rarchisation, mais l’abaissement sans discernement du corps.

Par-delĂ  Dieu : le surhomme ?

Le surhomme est parent du Dieu cartĂ©sien tel que le dĂ©crivait Sartre, absolument libre et crĂ©ateur, hors-la-loi ontologique : il est la troisiĂšme mĂ©tamorphose prophĂ©tisĂ©e par Zarathoustra. L’esprit, Ă©crivait Nietzsche, se change en chameau, le chameau en lion, et le lion en enfant. Le chameau, transposition de l’esprit qui aime Ă  porter les fardeaux, est le symbole de la volontĂ© de nĂ©ant, du platonisme, en un mot du nihilisme, en tant qu’il n’est pas encore achevĂ©, et donc non transfigurĂ© dans l’acte crĂ©ateur, dans le jaillissement de nouvelles tables de valeurs. Celui-ci se presse vers le dĂ©sert, cette terre promise du Dernier Homme, Eden de toutes les servitudes, marais ou s’embourbe la luciditĂ© et se noie le pessimisme de la force, paradis du petit bonheur Ă©goĂŻste et plat. Incarnation parfaite de l’obĂ©issance aveugle Ă  l’instinct grĂ©gaire du troupeau, Ă  la fois figure du chrĂ©tien et de l’homme supĂ©rieur, cet esclave de l’ombre de Dieu, le chameau, pour avancer le long de la corde tendue entre la bĂȘte et le surhomme, doit se mĂ©tamorphoser en lion. Cependant, s’il n’observe plus la loi de Dieu ou celle, morale et majuscule, de Kant, le lion ne peut crĂ©er des valeurs neuves. Il est le hĂ©raut magnifique et puissant d’une libertĂ© nĂ©gative, qui dĂ©truit et fait disparaĂźtre les fardeaux du passĂ©. Pour donner le jour au crĂ©ateur, le lion s’abolit dans l’enfant, encadrĂ© par l’aigle et le serpent de Zarathoustra, symboles de libertĂ© et de fidĂ©litĂ© Ă  la terre. L’enfant est innocence, martĂšle le prophĂšte, oubli et recommencement, jeu, acceptation crĂ©atrice de la roue de l’existence.

Le Dieu cartĂ©sien est nĂ© au quatorziĂšme siĂšcle, lorsque les thĂ©ologiens franciscains rejetĂšrent l’idĂ©e thomiste d’un ordre naturel rationnel. L’accepter serait revenu Ă  limiter la totale souverainetĂ© de Dieu. L’absolue libertĂ© divine ne souffre qu’une vision purement contingente de l’ordre du monde. Pour Duns Scot ou Guillaume d’Occam, c’est la volontĂ© de Dieu, et elle seule, qui Ă©lit les possibles.

Trois siĂšcles plus tard, Spinoza affirmera que l’Être premier et parfait n’est que le monde lui-mĂȘme, c’est-Ă -dire la nature. Et si cet Être est premier, c’est au sens logique et ontologique. Il est le fondement et la condition de toute essence et de toute existence. Il n’y a chez Spinoza ni dualisme mĂ©taphysique ni causalitĂ© divine transcendante, mais immanentisme radical. Dieu, pour lui, n’est que l’autre nom de la Nature infinie, qui se confond avec la Substance. Le spinozisme est un panthĂ©isme posant l’unitĂ© du monde et de Dieu, l’immanence de celui-ci Ă  la rĂ©alitĂ© universelle. Nous voici donc bien loin du Dieu cartĂ©sien, tout compte fait plus chrĂ©tien que la Substance spinoziste, parce que personnel. Il est hors de doute que l’homme-Dieu est un paradoxe totalement Ă©tranger Ă  Spinoza, et partant, le surhomme nietzschĂ©en le serait tout autant. En outre, la Substance est une : il n’y a rien en dehors d’elle, son unitĂ© est identique Ă  sa nĂ©cessitĂ©. D’oĂč l’éviction dans le modĂšle spinoziste de toute conception finaliste de l’Être. Descartes attribuait Ă  Dieu la libertĂ© d’indiffĂ©rence, en faisait l’Être absolument indĂ©terminĂ©. Spinoza, quant Ă  lui, confond en Dieu la nĂ©cessitĂ© et la libertĂ©. Car celle-ci est reconnaissance de la nĂ©cessitĂ©. Dieu n’agit qu’en vertu de la seule nĂ©cessitĂ© Ă©ternelle de son ĂȘtre. On ne trouve pas trace chez Spinoza de la libertĂ© divine telle que la concevait Descartes, cette pure capacitĂ© lĂ©gislatrice qui pourrait tout changer Ă  son grĂ©, des lois de la nature aux relations mathĂ©matiques. Avec ce Dieu spinoziste, le surhomme n’a rien Ă  voir.

La mystique surhumaine du dĂ©passement est Ă©troitement solidaire du perspectivisme nietzschĂ©en. L’existence est-elle autre chose que perspectives, interprĂ©tations, imaginations ? La raison ne nous l’enseignera jamais, pas plus que les dieux. Mais qu’importe, puisque c’est dans le miroir des vĂ©ritĂ©s innombrables que s’exhausse orgueilleusement l’esprit de l’homme. Le monde est Ă  nouveau infini, gĂ©nĂ©reux de son nĂ©ant, prodigue de sens et d’absurde, de l’identique et du diffĂ©rent. Qui oserait encore diviniser l’univers inconnu Ă  la maniĂšre des ancĂȘtres, tel un monstre terrible et mystĂ©rieux ? Ils sont encore nombreux ceux qui veulent adorer, se prosterner, s’abandonner … Les dieux et les dĂ©mons hantent leurs esprits, leurs cƓurs, leurs mots et leurs peurs. Leur bĂȘtise porte le masque de la servitude, la dĂ©mence qui les soumet est une folie d’esclave. Au diable mĂȘme le oui et le non, le rĂ©el et l’irrĂ©el ! Voici venu le temps de l’homme qui ne croit plus, du crĂ©ateur sans VĂ©ritĂ© ! Quiconque se cuirasse de convictions se prend pour le gardien et le hĂ©raut de l’Absolu. Mais existe-t-il seulement l’Absolu ? Des siĂšcles entiers ont pourtant vĂ©nĂ©rĂ© sans se rĂ©volter, combattu pour les idoles, et fait jaillir des profondeurs du mystĂšre humain les forces les plus puissantes. Les guerriers innombrables de tous les dieux s’offrirent Ă  la mort pour l’amour de la VĂ©ritĂ© Absolue. Tous se trompaient sur ce point : jamais sans doute un homme ne s’est encore sacrifiĂ© pour elle, jamais du moins ne fut-elle autre chose qu’une croyance, un dogme. Mais ils voulaient que les ĂȘtres et le monde s’agenouillent, leur donnent raison, leur rendent justice, car ils devaient avoir raison : le troupeau et ses bergers ne pouvaient pas se tromper. Le bonheur Ă©ternel exigeait le respect muet. Celui qui refuse de croire, hurlaient-ils, n’est plus un homme, pas mĂȘme une bĂȘte, plutĂŽt le soldat de Satan, le laquais de la raison, qui calomnie le ciel et le Bien, le Vrai et le Juste. Ce n’est pas la guerre des opinions qui a nourri l’Histoire, enfantĂ© sans repos la violence, mais bien l’impĂ©rialisme dĂ©vorant de la Foi dans le cƓur de l’homme, l’arrogance des convictions.

Qu’importe la VĂ©ritĂ©, cette vieille fille ridĂ©e qui se dĂ©robe Ă  tous les regards ? Le crĂ©ateur de valeurs dĂ©tient la souveraine puissance. Le besoin de certitudes absolues est l’ombre de la Foi, le dernier combat de la mĂ©taphysique. Et puisque l’homme ne saurait s’emparer avant longtemps de la forteresse de l’ĂȘtre, le croyant peut encore prospĂ©rer… Mais quel besoin avons-nous de connaĂźtre l’origine et la fin. DĂ©chargeons-nous de tous les dogmes et des questions futiles. Laissons s’égorger les prĂȘtres et les philosophes : leurs querelles ne nous concernent pas. L’homme doit vivre ce monde, cesser de le mĂ©priser, fut-il chaos d’apparences et d’illusions. Que lui importe ce qu’il ne peut savoir, ce qui ne le fait croĂźtre, ni de rien, jamais, ne le dĂ©livre. Peut-ĂȘtre quelque dieu s’est-il rĂ©fugiĂ© dans les cieux ? Cependant, jusqu’à prĂ©sent, ce furent surtout la passion, l’erreur, la peur et la duperie qui engendrĂšrent les hypothĂšses mĂ©taphysiques, et les rendirent si prĂ©cieuses, sĂ©duisantes et redoutables… Les religions meurent de se nourrir de fumier. Le royaume divin pourrait nĂ©anmoins exister. Mais que nous apporte pareille possibilitĂ© ? Rien qui puisse servir aux hommes Ă  bĂątir. Si l’inaccessible diffĂ©rence, transcendante, incomprĂ©hensible, se dĂ©voilait Ă  nous dans la lumiĂšre de l’évidence, aucun homme libre ne saurait dĂ©couvrir plus inutile connaissance…

Les grands esprits sont des sceptiques, Zarathoustra le premier. Le scepticisme tĂ©moigne de la force et de la libertĂ© que met au monde la puissance de l’esprit. Les convictions sont d’insupportables chaĂźnes, de malodorants cachots. Le regard de l’homme libre, la grande passion qui le fonde, magnifique et despotique, ne sauraient souffrir l’humiliation ou l’inopportune modestie. Le grand solitaire est un sacrilĂšge. Le souverain utilise les convictions, les consomme, les consume, car seules ces flĂšches atteignent certaines cibles, mais il ne s’y soumet jamais. Le faible – l’homme dĂ©pendant – a besoin de croire, non le fort, parce qu’il s’appartient, et qu’il est Ă  lui-mĂȘme son propre but. DĂšs qu’un ĂȘtre se persuade qu’il doit ĂȘtre commandĂ©, il devient soldat de l’armĂ©e des croyants, un authentique homme de droite en somme…
p12copie-4.jpgEt malgrĂ© l’ignorance, accueillons en nous-mĂȘmes l’absurde, le dĂ©sordre… Gardons-nous de penser que l’univers est un ĂȘtre vivant, ou mĂȘme une machine. Posons qu’il ne poursuit aucun but, n’est l’Ɠuvre d’aucun DĂ©miurge, n’obĂ©it Ă  aucune Raison transcendante et universelle. L’ombre de Dieu obscurcit encore les cieux : il faut s’en dĂ©livrer. L’ordre est une exception, et la vie un accident. Le chaos est pĂšre du monde, sa loi et son destin, de toute Ă©ternitĂ© : il n’est point l’absence de la nĂ©cessitĂ©, mais un dĂ©ficit d’ordre, de structure, de forme, de beautĂ©, de sagesse. L’univers est, voilĂ  tout. Il devient, certes, mais ne va nulle part. VouĂ© Ă  l’indiffĂ©rence, il ne connaĂźt pas le Bien, ou le Mal, et ne s’encombre guĂšre de lois. La nature ne fait allĂ©geance qu’à la nĂ©cessitĂ© : nul n’y commande, n’obĂ©it, ou n’enfreint. Pas plus qu’il n’existe de fins, il n’y a de hasard. Rien autour de nous ne s’oppose Ă  rien. La mort elle-mĂȘme nourrit la vie, dĂ©truit pour mettre au monde. Rien ne dure, tout recommence, Ă©ternellement. Ce qui fut a pĂ©ri, et sera crĂ©Ă© de nouveau. Si mĂȘme meurt le chaos, contemplons orgueilleusement le pire, nous dit Nietzsche : enlaçons notre insignifiance, et la nĂ©cessité  C’est l’élĂ©gance de la puissance que de descendre aux enfers en riant au nez de Lucifer. Nous sommes divins
 Ă  vouloir et Ă  moquer, dans notre accablement !

Les guerriers de Sisyphe

De l’hideuse luciditĂ© qui lacĂšre la chair du monde naĂźtront les surhommes, maĂźtres du futur, les crĂ©ateurs qui dĂ©truiront pour prĂ©server. Ils dompteront tous les contraires, les unissant par le feu de la beautĂ©. La puissance se rĂ©vĂšle oĂč s’étend la calme simplicitĂ©, la clartĂ© subtile, oĂč les paradoxes se conservent et se transfigurent dans l’unitĂ© d’un joug. Les affranchis briseront les chaĂźnes du devoir et renieront les morts avec un sourire mauvais. Plein de mĂ©pris et sĂ©ditieux, curieux jusqu’au vice et moqueurs, errant dans le dĂ©sert et dĂ©fiant le nĂ©ant, ils s’exileront pour se rafraĂźchir l’esprit, s’éloigneront pour se dĂ©griser, glaceront leur sang pour Ă©duquer leurs appĂ©tits. Mais leur amour du blasphĂšme, l’explosion de force qui les consume, leur volontĂ© fĂ©roce de se dĂ©terminer eux-mĂȘmes, l’instinct de domination qui les possĂšde, les exposent aux plus grands pĂ©rils. Une insatiable aviditĂ© les dĂ©vore, et leur orgueil dĂ©chire dangereusement les voiles de l’illusion, jetant Ă  terre les effigies des faux dieux. Chaque jour, chemin faisant, les questions les assaillent sans repos, les guettent, les guident et les Ă©garent. Le bien ne peut-il ĂȘtre le mal, et Dieu une invention du diable ? Ne sommes-nous pas toujours trompĂ©s… et trompeurs ? La solitude les enlace de ses anneaux, les emportant sur les cimes, ou les abandonnant dans les abysses. Mais qui sait encore ce qu’est la solitude?

Eux seuls le savent, Ă©crit le philosophe, ces esprits libres, ces hĂ©ros tragiques. Comme ils savent aussi qu’ils seront davantage, quelque chose de plus grand, qui ne doit ĂȘtre mĂ©connu, ou confondu, et qui jamais ne fut. Ils n’ont que faire de l’ordre et du bonheur. C’est le danger, la souffrance et la contrainte qui enfantĂšrent l’homme, qui dĂ©veloppĂšrent son imagination et sa puissance de dissimulation, autant dire son esprit ou sa conscience, qui lui permirent de s’affiner et de s’enhardir, qui forgĂšrent sa volontĂ© de vivre, l’intensifiant jusqu’à la transfigurer en une volontĂ© absolue de souverainetĂ© et de puissance. La duretĂ© et les pĂ©rils, dans les corps et dans les cƓurs, la clandestinitĂ© et l’exil, le stoĂŻcisme et l’ironie, tout ce qui dans l’homme est mauvais et terrible, tout ce qui rappelle le fauve et le serpent, le prĂ©dateur et le guerrier, font alliance en lui avec le respect et la clĂ©mence, la douceur et la bienveillance, pour porter l’espĂšce vers de plus hauts sommets. IndiffĂ©rents aux sĂ©ductions de la dĂ©pendance et de la lassitude, les sens aiguisĂ©s par delĂ  le bien et le mal, avec une Ăąme claire, limpide et rassurante, et une Ăąme obscure, obstinĂ©ment secrĂšte – dont nul ne perce les plus profonds desseins -, effroyables audacieux dissimulĂ©s sous des masques de silence, conquĂ©rants sous leurs airs d’hĂ©ritiers dĂ©sinvoltes, jaloux de leur solitude, les fils de Zarathoustra rĂ©concilieront en eux le Dieu et le diable, digĂ©reront le plus indigeste, saisiront l’insaisissable et fixeront l’invisible de leur regard insolent.

Eux qui ont beaucoup souffert, dieu et maĂźtre par leur sang, sont plein d’orgueil intellectuel et de dĂ©goĂ»t. Ils sont façonnĂ©s par la terrible certitude qu’ils en savent davantage que les plus habiles et les plus sages. Ils ont connu beaucoup de mondes lointains et effroyables, ignorĂ©s de tous, et dont ils firent leur patrie. Ces immolĂ©s sont des Ă©lus, des initiĂ©s qui ne souffrent pas l’indĂ©licatesse des Ăąmes indiscrĂštes et compatissantes. La profonde douleur rend noble : elle sĂ©pare et hiĂ©rarchise, dissimule subtilement et dĂ©guise. Elle porte souvent le masque de l’épicurisme, moquant vaillamment la souffrance et la profondeur. Certains esprits libres se couvrent du manteau de la science, mer de sĂ©rĂ©nitĂ©, pour qu’on les croit superficiels : ces effrontĂ©s exigent que nul n’aperçoive leur mal, fiĂšrement incurable. C’est parfois mĂȘme la bouffonnerie qui voile leur funeste savoir. Mais tous ces chevaliers du nĂ©ant, la garde sacrĂ©e de Zarathoustra, l’aurore du surhumain, savent que seule la grande douleur, la longue et lente douleur, nous contraint Ă  descendre dans nos derniĂšres profondeurs. Il importe que nous lui opposions notre fiertĂ© et notre volontĂ©, notre raillerie et notre mĂ©pris, sans nous abriter dans la rĂ©signation muette et l’oubli de soi : de ces exercices pĂ©rilleux naĂźt toujours un souverain, maĂźtre de lui-mĂȘme, sceptique, mais rĂ©solu Ă  interroger plus durement et plus profondĂ©ment que jamais. S’il dĂ©sire toujours la vie, il l’aime autrement.

Ces Ăąmes des abysses, aurĂ©olĂ©es par les rayons empoisonnĂ©s de la lune noire, font trembler la terre sous les sabots d’airain de leurs licornes. Dans leurs fougueuses annĂ©es, elles vĂ©nĂšrent et mĂ©prisent fiĂ©vreusement, ignorant l’art de la nuance, et payant cher leur goĂ»t de l’absolu. Mais ces jeunes loups se lassent vite de dĂ©naturer, apprennent bientĂŽt les charmes de l’artifice, et se font artistes. MartyrisĂ©s par une longue cohorte de dĂ©ceptions, mais encore indomptĂ©s, ils s’en prennent alors Ă  eux-mĂȘmes avec colĂšre, se vengeant impitoyablement de leur propre aveuglement, se punissant avec voluptĂ©, se suspectant Ă  tout instant d’une impardonnable lourdeur. Se cuirassant de doutes, ils torturent leur enthousiasme et maudissent leur innocence. Au fil des annĂ©es, ils comprennent que ce goĂ»t mĂȘme de la flagellation n’était qu’une passion de jeunesse. Puis vient le temps oĂč les jeunes loups deviennent des aigles. Hommes d’élite par nature et par volontĂ©, ils aspirent instinctivement Ă  se retirer dans le secret de leur tour d’ivoire, oĂč ils seront dĂ©livrĂ©s de la foule, de la multitude, oĂč ils pourront oublier l’homme, morne espĂšce dont ils sont l’exception. A moins qu’un instinct plus puissant ne les pousse vers cette rĂšgle, les mĂ©tamorphosant en hĂ©ros de la connaissance. Le troupeau ne peut d’abord que les Ă©cƓurer, les remplir de dĂ©goĂ»t, puis de compassion. Mais s’ils rejettent Ă  jamais ce fardeau et cette misĂšre, s’isolant obstinĂ©ment dans leur citadelle, c’est qu’ils ne sont point destinĂ©s Ă  la connaissance. Pour apprendre, ils devront se mĂȘler Ă  la foule, surmonter leur rĂ©pugnance, observer patiemment le nausĂ©eux mĂ©diocre, conscient de ce qu’exige une telle Ă©tude, sachant la dissimulation qu’elle impose, la familiaritĂ© qu’elle appelle, et les immondes frĂ©quentations qu’elle nĂ©cessite. En s’éloignant de leurs pairs pour s’enrichir d’innombrables dĂ©sillusions, ils deviendront, ils se dĂ©passeront pour s’accomplir sans fin.

Mais jamais, quittant les cimes solitaires pour le marais des hommes, ils ne doivent oublier que leur destin est de se commander, de se prouver qu’ils sont vouĂ©s Ă  maĂźtriser, sachant que nul jeu n’est plus dangereux, et qu’ils sont leur propre juge, le plus implacable. Ces Ăąmes prodigues se garderont de leurs propres vertus, et resteront indiffĂ©rentes Ă  leur propre dĂ©tachement, Ă  cette voluptĂ© des horizons lointains et des espaces Ă©trangers qu’éprouve l’alcyon, s’envolant toujours plus haut pour contempler le monde.

Oui, le surhomme est le Dieu cartĂ©sien tout-puissant. Il est l’homme et Dieu, la bĂȘte et plus que l’homme, l’au-delĂ  et la vĂ©ritĂ© de l’homme. Il est un Dieu incarnĂ©, l’absolu fait chair, la Toute-Puissance en devenir, en gestation dans la matiĂšre. Mais il n’est pas simplement le Dieu Esprit, car dans ce concept, Dieu est niĂ© en tant que perfection. Le corps est l’achĂšvement, l’accomplissement de la Puissance, le visage mĂȘme du Pouvoir. Il est l’Action, et donc le Verbe : la chair s’exprime, le corps danse et chante, dit son bonheur et sa joie, ses plaisirs, et aussi ses Ă©checs. Les prĂȘtres nous mentent et trahissent, qui condamnent Éros, Dionysos, HermĂšs et Apollon. Toute Église est la pierre roulĂ©e sur le sĂ©pulcre d’un homme-Dieu ; elle cherche, par la force, Ă  l’empĂȘcher de ressusciter… L’homme se trouvera en s’anĂ©antissant, se rejoindra en se transcendant, atteindra Ă  la divinitĂ© parfaite en s’abolissant dans l’aurore lumineuse et sacrĂ©e du surhomme, fils d’un Dieu cachĂ©, mort ou absent, aimant, silencieux ou satanique, peu importe… Alors, il rĂ©unira en lui le hĂ©ros et le juste, le poĂšte et le savant, le devin et le chef, dressant des colonnes sur lesquelles repose un ciel


Oui, les surhommes seront chacun un Dieu. Mais Ă©loignons du concept de Dieu la bontĂ© suprĂȘme et la suprĂȘme sagesse : Dieu est la Puissance suprĂȘme, cela suffit
 Le surhomme, l’homme divin, enivrĂ© des parfums de la puissance, qui sait pourtant la vanitĂ© de tout, dĂ©sire et veut, conquiert et exige. Il faut estimer l’homme d’aprĂšs la puissance et la plĂ©nitude de son vouloir, rĂ©pĂ©tait Nietzsche, non pas d’aprĂšs l’affaiblissement et l’extinction de ce vouloir ; une philosophie qui enseigne la nĂ©gation du vouloir n’est qu’une doctrine de dĂ©chĂ©ance et de calomnie… La puissance d’un vouloir se mesure Ă  la dose de rĂ©sistance, de douleur, de torture qu’il tolĂšre, et dont il sait tirer avantage. Ne faisons pas grief Ă  l’existence de son caractĂšre mauvais ou douloureux… Les souverains vivront puissants et sereins, orgueilleux et lucides, impĂ©nĂ©trables et profanateurs, par-delĂ  les prisons de l’esprit, du cƓur ou de l’ñme, usant de leurs passions en virtuoses, au grĂ© de leur caprice, les bridant ou les exaspĂ©rant selon leur bon plaisir. Nul ne saura arracher leurs masques, et violer les palais qui se dressent en leurs abysses, gardĂ©s par une politesse exquise et martiale. La solitude restera leur invincible rempart, leur sublime propretĂ©. Sans doute l’idĂ©e nietzschĂ©enne de l’Éternel Retour traduit-elle aussi une exigence de propretĂ©, c’est-Ă -dire de luciditĂ©, et par consĂ©quent de pessimisme, celui de la plus grande force. Accueillir l’inĂ©luctable, l’implacable et le nĂ©cessaire, y consentir dionysiaquement ! L’amor fati est incontestablement la marque de la puissance intĂ©rieure la plus grandiose, l’accomplissement ultime de la libertĂ© individuelle : renoncer Ă  soi-mĂȘme, s’émanciper de son obsession d’indĂ©pendance, d’autonomie, accorder sa volontĂ© au grand dĂ©sir du monde … Le refus Ă  tout prix est encore une servitude. De surcroĂźt, accepter tout – Ă©crivait Camus -, la douleur et la suprĂȘme contradiction, c’est rĂ©gner sur tout.
p13copie-5.jpgOn ne peut nier que Nietzsche se rapproche Ă  certains Ă©gards des mystiques du romantisme allemand. Lui aussi exalte l’union avec la vie du monde, lui aussi trouve ses sources – observait Maulnier – dans la GrĂšce Ă©leusinienne et prĂ©socratique, dans la GrĂšce hoelderlinienne d’EmpĂ©docle, dans cette GrĂšce des philosophes du flux universel, tel HĂ©raclite, et des doctrines de l’orphisme et des mystĂšres panthĂ©istes. Mais il y ajoute l’allure hĂ©roĂŻque, le culte exclusif et jaloux de l’humain : nulle apologie vĂ©ritable d’un mythe fusionnel dissipant la personnalitĂ© dans le courant du monde. Si cette derniĂšre s’unit au flux universel, c’est en son suprĂȘme instant de force, de conscience et d’égotisme. Loin que l’humain se disperse dans le monde, c’est le monde qui se resserre autour de l’humain. Le sens tragique chez Nietzsche est un faux mysticisme panthĂ©iste. Il est davantage un culte du moi – agrandi, amplifiĂ© et acĂ©rĂ© -, et le signe d’exubĂ©rance d’un pessimisme individuel de la force stoĂŻque. PĂšre spirituel de Camus, Sartre ou Malraux, Nietzsche sait l’absurde du monde et le sort de Sisyphe. Mais refusant la consolation des autres mondes – le refuge des transcendances -, il lui oppose imperturbablement le rire dionysiaque et le dĂ©fi, en guise de forme d’ñme.

C’est uniquement Ă  notre nature, fille du fatum, que Nietzsche pourrait nous enchaĂźner. Mais dans cette adhĂ©sion du moi Ă  lui-mĂȘme, dans l’acceptation de sa propre nĂ©cessitĂ©, la libertĂ© s’accomplit. Les artistes, affirmait Nietzsche, savent parfaitement que lorsqu’ils obĂ©issent Ă  la nĂ©cessitĂ©, leur sentiment de libertĂ©, de dĂ©licatesse, de toute-puissance, atteint son apogĂ©e, qu’ils sont alors maĂźtres de crĂ©er et de modeler Ă  leur grĂ©, qu’à ce moment, la nĂ©cessitĂ© et le libre arbitre s’unissent en eux. C’est cette mĂȘme conception de la libertĂ© qu’adoptera et explicitera Bergson. Nous sommes libres, Ă©crivait ce dernier, quand nos actes Ă©manent de notre personnalitĂ© entiĂšre, quand ils expriment notre caractĂšre, notre substrat. Que celui-ci se modifie chaque jour, insensiblement, n’a aucune importance, puisque ces acquisitions nouvelles se fondent dans notre moi. Ils ne le parasitent pas tel un corps Ă©tranger et nuisible. Le changement n’est que mutation, Ă©volution du moi, non rupture de l’identitĂ©. Toutefois, loin s’en faut que nous agissions toujours poussĂ©s par notre fatum intĂ©rieur… Le Corps social nous l’interdit.

En tout Ă©tat de cause, la conscience – le moi – est une durĂ©e dynamique. Celle-ci n’est pas un instant qui remplace un instant : il n’y aurait sinon que du prĂ©sent. PrĂ©datrice, elle ronge l’avenir, gonfle en avançant. Et puisque le passĂ© s’accroĂźt sans cesse, indĂ©finiment aussi il se conserve. Il nous suit tout entier Ă  tout instant, se penche sur le prĂ©sent qui va bientĂŽt le rejoindre, martelant du poing contre la porte de la conscience qui voudrait le laisser dehors. Le mĂ©canisme cĂ©rĂ©bral en refoule la presque totalitĂ© dans l’inconscient, et n’introduit dans la conscience que ce qui peut Ă©clairer, informer, affiner l’action qui se prĂ©pare. Cependant, nous pressentons que notre passĂ© nous demeure prĂ©sent : que sommes-nous sinon la condensation de l’histoire que nous avons vĂ©cue depuis notre venue au monde, et avant mĂȘme notre naissance, puisque une hĂ©rĂ©ditĂ© nous talonne ? Nous ne pensons certes qu’avec une infime partie de notre passĂ©. Mais c’est avec notre passĂ© tout entier, y compris notre courbure d’ñme originelle, que nous dĂ©sirons, voulons, agissons. C’est cette survivance du passĂ© qui rend notre durĂ©e irrĂ©versible. Une conscience ne peut jamais traverser deux fois le mĂȘme Ă©tat. MĂȘme si les circonstances sont identiques, la personne sur laquelle s’exercent ces derniĂšres se situe, elle, Ă  un autre moment de son histoire individuelle. Notre personnalitĂ©, qui se bĂątit Ă  chaque instant avec de l’expĂ©rience accumulĂ©e, change et mĂ»rit sans cesse. De surcroĂźt, elle mute de maniĂšre imprĂ©visible, car prĂ©voir consiste Ă  projeter le passĂ© dans l’avenir : or, ce qui n’a jamais Ă©tĂ© connu est nĂ©cessairement imprĂ©visible. Ainsi, en mĂȘme temps qu’il sort de nous, chacun de nos Ă©tats, forme nouvelle que nous venons de nous donner, modifie notre personne. Ce que nous faisons dĂ©pend de ce que nous sommes : mais il faut prĂ©ciser que nous sommes dans une certaine mesure ce que nous faisons, et que nous nous crĂ©ons donc continuellement nous-mĂȘmes. Pour un ĂȘtre conscient, exister consiste Ă  changer, changer Ă  se mĂ»rir, se mĂ»rir Ă  se crĂ©er indĂ©finiment soi-mĂȘme. C’est ainsi que Nietzsche conçoit l’homme libre, comme un individu souverain, affranchi de toutes les tutelles sociales ou morales, qui s’est rendu maĂźtre de sa propre vie pour la sculpter telle une Ɠuvre d’art, qui a eu l’audace et la force de devenir ce qu’il Ă©tait, et avait dĂ©cidĂ© d’ĂȘtre. Peut-ĂȘtre ajouterait-il que peu nombreux sont les ĂȘtres capables de ce dĂ©passement, et qu’ils y sont vouĂ©s par nature, par un inĂ©vitable fatum
 CondamnĂ©s Ă  devenir libres


L’Éternel Retour ou le comble du dĂ©fi

CondamnĂ©s… Toujours l’ombre de l’Éternel Retour. Le passĂ©, c’est la dĂ©faite de la volontĂ©. Celle-ci, pour autant qu’on la juge une causalitĂ© efficace, dĂ©termine uniquement l’avenir. Le passĂ©, lui, est Ă  jamais immobile, hors d’atteinte. Toujours la libertĂ© humaine se heurtera Ă  l’invincible colosse. L’instant est le point de rencontre de deux longs chemins qui s’étendent Ă  l’infini en arriĂšre et en avant. PassĂ© et futur buttent l’un contre l’autre. Ces deux frĂšres ennemis, le royaume de l’irrĂ©vocable et l’empire du possible, se rencontrent dans l’instant prĂ©sent, cette frontiĂšre commune. De ce limes Ă©phĂ©mĂšre, chacun s’écoule vers sa propre Ă©ternitĂ©. ÉternitĂ© du temps passĂ©, Ă©ternitĂ© du temps futur

p14.jpgUne conclusion logique, bien qu’inattendue, ne s’impose-t-elle pas d’elle-mĂȘme ? Si l’éternitĂ© se cache derriĂšre ce maintenant, alors tout n’est-il pas dĂ©jĂ  accompli ? Un passĂ© infini suppose que tout ce qui peut arriver s’y serait dĂ©jĂ  nĂ©cessairement produit. En effet, comment une Ă©ternitĂ© passĂ©e pourrait-elle ĂȘtre inachevĂ©e ? Elle implique tout au contraire que le temps dans sa totalitĂ© se soit dĂ©jĂ  Ă©coulĂ©. De mĂȘme un futur infini exige-t-il la prĂ©sence en son sein de l’intĂ©gralitĂ© du passĂ©. Chaque Ă©vĂ©nement Ă  venir doit avoir eu lieu au moins une fois. PassĂ© et avenir ne peuvent ĂȘtre conçus comme des infinis, des Ă©ternitĂ©s, que si chacun englobe tout l’espace temporel possible. D’oĂč il rĂ©sulte pour Nietzsche l’idĂ©e de l’éternel retour du mĂȘme. Conception pour le moins problĂ©matique. Si l’on admet que tout Ă©vĂ©nement n’est qu’une rĂ©pĂ©tition de lui-mĂȘme, l’avenir s’en trouve de ce fait totalement dĂ©terminĂ©, ne faisant que rĂ©pĂ©ter Ă  l’identique le passĂ©. A l’inverse, on peut considĂ©rer que de la mĂȘme maniĂšre que notre vouloir dĂ©termine l’instant prĂ©sent, il donnera encore sa forme au futur, toujours et nĂ©cessairement. Toutes les rĂ©pĂ©titions Ă  venir seront ainsi marquĂ©es du sceau de la volontĂ© humaine. A notre conception d’un temps linĂ©aire et infini se substitue celle d’une Ă©ternitĂ© qui se confond avec la temporalitĂ© elle-mĂȘme. Le temps devient dĂšs lors une spirale en profondeur, sans origine ni fin, une Ă©ternelle rĂ©pĂ©tition.

Peu importe que l’Éternel Retour soit un mythe, car mĂȘme Nietzsche n’y croyait pas. Ce qui compte, c’est qu’il est la pensĂ©e la plus terrible, la pensĂ©e sĂ©lective par excellence. Rares sont ceux dont elle ne glace pas le sang. Cette indicible terreur est celle du berger dont Zarathoustra entend le cri. Un serpent lourd et noir, symbolisant l’Éternel Retour, s’est glissĂ© dans sa gorge et l’étouffe. Il emplit sa bouche de dĂ©goĂ»t et s’enfonce dans ses entrailles. Si tout est recommencement, l’absurditĂ© plane sur les chemins pĂ©rilleux qui conduisent au surhomme, car le nihilisme et le Dernier Homme eux aussi sont appelĂ©s Ă  revenir Ă©ternellement. La terreur qui nous saisit Ă  la pensĂ©e de l’Éternel Retour naĂźt de l’angoisse de subir le mĂȘme sort que Sisyphe, condamnĂ© pour l’éternitĂ© Ă  rouler un Ă©norme rocher jusqu’au sommet d’une montagne d’oĂč elle redescend aussitĂŽt. Zarathoustra tente en vain d’extraire le serpent qui emplit la bouche du jeune pĂątre.

Puis soudain, il hurle au berger de mordre le serpent Ă  la tĂȘte. Le jeune pĂątre mordit le serpent et en recracha la tĂȘte loin de lui. Bondissant sur ses pieds, il se mit Ă  rire : son visage s’était transfigurĂ©. L’idĂ©e de l’Éternel Retour une fois surmontĂ©, le sĂ©rieux, la lourdeur et la gravitĂ© de l’existence s’effacent, laissant la place Ă  la surhumaine lĂ©gĂšretĂ© du rire, Ă  la mĂ©tamorphose dionysiaque de l’homme. Il faut vouloir chaque instant jusqu’à en accepter l’infinie rĂ©pĂ©tition. L’Éternel Retour ne fait sens que comme mĂ©thode, outil de sĂ©lection, Ă©valuation, ascĂšse intellectuelle et spirituelle. Cette idĂ©e est une hygiĂšne mentale : elle dĂ©truit toute reprĂ©sentation consolante, elle brise tout finalisme, met Ă  bas tout espoir de repos, de sens, de stabilitĂ©, de fixitĂ©, ces symptĂŽmes et symboles de faiblesse. C’est la forme la plus extrĂȘme du nihilisme actif et achevĂ©, surmontĂ©. Parce qu’elle est la pensĂ©e la plus dĂ©sespĂ©rante, la reprĂ©sentation qui exige le plus de force personnelle et de discipline pour ĂȘtre assimilĂ©e, l’idĂ©e de l’Éternel Retour est un critĂšre de sĂ©lection. La force est l’acceptation de la plus grande souffrance, du plus lourd fardeau, du plus terrible dĂ©sespoir. Elle est luciditĂ© en plus d’ĂȘtre dĂ©passement, et c’est elle qui dĂ©finit le surhomme. Le fatalisme nietzschĂ©en est acceptation dionysiaque du monde parce qu’il est le suprĂȘme orgueil. Le surhomme, la figure de Dionysos, dit oui Ă  l’éternitĂ© de la souffrance en disant oui Ă  l’éternitĂ© d’un devenir Ă  jamais rĂ©pĂ©tĂ© Ă  l’identique. L’amor fati, Ă©crivait Nietzsche, c’est l’acquiescement dionysiaque au monde tel qu’il est, sans rien vouloir en ĂŽter, en excepter, en sĂ©lectionner. Il est volontĂ© du cycle Ă©ternel avec son absence de sens. Figure solidaire de l’Éternel Retour, le surhomme est celui qui veut, et qui connaĂźt dans le mĂȘme temps la vanitĂ© de tout vouloir, celui qui dĂ©fie sans espoir, celui qui est absolument libre.

Le surhomme n’est pas une idĂ©e platonicienne, mais un individu ; il n’est pas un Ă©tat mais un processus, un dĂ©passement perpĂ©tuel, une nĂ©gation, une libertĂ©, une volontĂ©. C’est un lĂ©gislateur, un crĂ©ateur de valeurs par delĂ  bien et mal, un souverain, un nihiliste qui dĂ©truit pour Ă©difier, le jumeau du CrĂ©ateur suprĂȘme, du BĂątisseur cĂ©leste, de l’Être absolu. Il n’est pas Dieu, il est encore plus que Dieu, par delĂ  Dieu. Il est un Christ, l’homme-Dieu, l’individu-Dieu. Il est le hĂ©ros : celui qui contemple sans trembler son propre visage, ne justifie ses dĂ©cisions et ses fins que par sa propre force, celui qui crĂ©e sa propre vĂ©ritĂ©. Nietzsche veut l’homme solitaire, orphelin, privĂ© de tous ses dieux, secours et maĂźtres : plus jamais il ne doit ĂȘtre faible. Faire face au terrible, Ă  l’atroce et magnifique puissance du monde qui nous emporte : cette grandiose et fiĂšre luciditĂ© dionysiaque est l’authentique gloire du hĂ©ros, de la belle individualitĂ©. Le surhumain est sans aucun doute pouvoir crĂ©ateur, volontĂ© promĂ©thĂ©enne et lĂ©gislatrice, tangentiellement Dieu s’il est conçu comme la plus haute puissance, mais il est encore davantage. Il se dĂ©passe dans une autre forme de libertĂ©, non plus positive ou nĂ©gative, mais littĂ©ralement inĂ©dite. L’Homme SupĂ©rieur s’était divinisĂ© petitement. Le surhomme, lui, surmonte Dieu dans le savoir du vain et du fatum : par ses vertus brĂ»lantes, douloureuses et dionysiaques, il surpasse en force et en courage toutes les transcendances passĂ©es et prĂ©sentes, et devient l’ĂȘtre au-delĂ  de l’homme, au-delĂ  mĂȘme des dieux, au-delĂ  mĂȘme de Dieu. Il est l’homme tragique, celui qui brave, dĂ©fie, sans se soucier de combattre pour la victoire : il est le parangon de la libertĂ©, le souverain, viscĂ©ralement…

Eric DELBECQUE, En cette pĂ©riode de campagne pour la prĂ©sidentielle, il m’a paru indispensable de me livrer Ă  un travail « archĂ©ologique » sur le clivage droite/gauche. Cette promenade conceptuelle s’étalera sur une sĂ©rie d’articles d’ici mai 2017. Voici la premiĂšre Ă©tape de cette rĂ©flexion.PrĂ©sident de l’ACSE et membre du ComitĂ© Les Orwelliens (ex-ComitĂ© Orwell). Il vient de publier : Le Bluff sĂ©curitaire Éditions du Cerf

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