Tribune de Bernard Valero : «  En Arménie, la France sauve l’honneur, mais elle est bien seule et le temps presse »

L’invasion de l’Ukraine par la Russie d’abord, la guerre lancée par le Hamas contre Israël ensuite, ont relégué le conflit entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie très loin au fond des écrans radar de la communauté internationale.

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Bernard Valero (Photo D.R)

A l’issue d’un blocus imposé  par l’Azerbaïdjan de décembre 2022 à septembre 2023, la prise de contrôle éclair et totale du Haut Karabakh le 19 septembre dernier par l’armée de Bakou a forcé plus de 100 000 Arméniens qui y vivaient àfuir cette terre pour eux ancestrale. Outre ce nettoyage ethnique, l’Azerbaïdjan retient captifs de nombreux Arméniens et s’emploie, depuis la reprise de ce territoire, à y effacer progressivement les signes religieux, culturels et patrimoniaux de la présence arménienne multiséculaire.

Ce coup de force perpétré par Bakou n’a suscité que de molles réactions :

  • Il a illustré le déclassement de la Russie dont la force d’interposition entre les deux protagonistes est restée l’arme au pied,
  •  Pour leur part, les Européens (notamment la Hongrie et l’Italie) ne se sont pas bousculés  pour condamner l’Azerbaïdjan tant ils sont dépendants de la diplomatie gazière et pétrolière de Bakou, mais aussi trop souvent sensibles aux charmes de la diplomatie du caviar activement menée en Europe par la dynastie des dictateurs Aliev. On se souvient de la déclaration pour le moins complaisante de la Présidente de la Commission européenne à l’occasion de la signature d’un accord gazier entre l’UE et l’Azerbaïdjan (fourniture à l’UE de 20 milliards de m3 de gaz d’ici 2027), qui avait publiquement jugé que le Président Aliev était « un partenaire fiable et digne de confiance ».
  • De leur côté, les Nations unies ont assuré un service minimum se contentant d’appeler à la fin des violences et de dépêcher sur place une mission d’évaluation des besoins humanitaires de l’Arménie dont on est depuis sans nouvelles. Il en est allé de même de l’OSCE qui, paralysée par l’obstruction à laquelle s’y adonne la Russie depuis son invasion de l’Ukraine, s’est avérée incapable d’une réaction à la hauteur de ce que devraient être ses responsabilités face à une telle situation.
  • Voyant une occasion de rogner les positions russes dans la région, les Etats-Unis ont réaffirmé leur soutien à Erevan en conduisant des manœuvres militaires de faible ampleur avec quelques poignées de militaires Arméniens. On est donc encore loin du compte à Washington.
  • Dans ce contexte, la France aura été le pays le plus proactif et le plus engagé aux côtés de l’Arménie, tranchant ainsi, par ses prises de positions et par ses actions, avec l’indifférence ou l ’impuissance des uns et les calculs des autres dont la conjugaison se traduit par une vulnérabilité accrue de la fragile Arménie. Cette posture de la France est fondée sur la relation singulière qu’elle entretient avec l’Arménie et qui plonge profond ses racines dans l’Histoire, au cours de laquelle les destins de l’une et de l’autre se sont souvent croisés. Se souvient-on par exemple que le dernier roi d’Arménie, Léon VI, fils du connétable Jean de Lusignan, est mort à Paris en 1342 et repose dans la Basilique de Saint Denis ? Réminiscence historique certes, mais peut-on oublier l’accueil par la France des successives diasporas arméniennes, fuyant le génocide perpétré par la Turquie, de 1915 à 1923 ?

Au nom de cette histoire partagée, des valeurs universelles qu’elle porte depuis plus de deux siècles et du respect du droit international auquel elle est indéfectiblement attachée, la France est le pays qui a le plus vigoureusement réagi à l’action brutale de l’Azerbaïdjan et qui, jusqu’ici, s’est le plus engagé en soutien des Arméniens :

  • A de nombreuses reprises, avant et pendant le blocus du Haut Karabakh, puis au lendemain de l’exode des Arméniens de ce territoire, le président de la République n’a eu de cesse de condamner le recours à la force et d’œuvrer à des négociations entre Bakou et Erevan.
  • Le 3 octobre dernier, Catherine Colonna, ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, se rendait à Erevan pour y porter le soutien et la solidarité de la France. La cheffe de la diplomatie française rappelait à cette occasion les axes structurants de l’engagement de la France avec l’Arménie :
  1. Soutien à la souveraineté et à l’intégrité territoriale de l’Arménie.
  2. Mobilisation de la diplomatie française dans toutes les enceintes internationales, Bruxelles, l’ONU, l’Unesco, l’OIF, l’Osce, etc.
  3. Renforcement de la coopération bilatérale dans tous les domaines, y compris militaire.
  4. Aide humanitaire de 13 M€ et aide médicale d’urgence pour les réfugiés du Haut Karabakh.
  5. Ouverture d’une représentation consulaire française dans le sud du pays.

 

  • Le 23 octobre, c’était au tour du ministre des Armées, Sébastien Lecornu, de confirmer à son homologue arménien en visite à Paris, un soutien militaire robuste et sans précédent visant à une nouvelle intimité stratégique entre les deux pays, un engagement qui s’est traduit dans les actes :
  1.  Fourniture à l’Arménie de 3 radars de surveillance aérienne GM-200, (Thales).
  2.  Fourniture de jumelles de vision nocturne (Safran).
  3.  Coopération entre les écoles militaires des deux pays.
  4.  Détachement d’instruction opérationnelle de coopérants militaires français en Arménie pour la formation de l’infanterie dans trois domaines : combat débarqué, combat en montagne, tir de précision.
  5.  Livraison d’une cinquantaine de véhicules blindés BASTION, (Acmat). Une vingtaine est déjà sur place.
  6.  Ouverture d’une mission militaire auprès de l’Ambassade de France à Erevan.

 

  • Le 27 octobre, Rima Abdul Malak, ministre de la Culture, prenait elle aussi le chemin d’Erevan pour, une nouvelle fois, manifester le soutien de la France dans le domaine, essentiel, de la coopération culturelle et du patrimoine :
  1.  Jumelage entre le célèbre temple de GARNI et la Maison Carrée de Nîmes.
  2. Célébration en France du centenaire de la naissance de Charles Aznavour au cours de l’année 2024.
  3.  Coopérations entre le Musée du Louvre et les musées arméniens.
  4.  Entrée de Missak et Melinee Manouchian au Panthéon en février 2024.
  5.  Agrandissement des locaux de l’Université française en Arménie (UFAR).

Dans tous les compartiments de la solidarité avec l’Arménie, la France a répondu présente et a assumé ses responsabilités. Elle a ce faisant sauvé l’honneur par un engagement résolu, concret et immédiat. Force est toutefois de constater qu’elle est bien seule.

C’est donc vers une combinaison d’acteurs que la France doit désormais faire porter son effort afin de faire bouger les lignes :

  •  En premier lieu au sein de nos propres frontières où se poursuit la mobilisation de la diaspora arménienne, aux côtés de tant d’acteurs de la société civile mais aussi d’un grand nombre de collectivités locales, villes et régions, qui ne ménagent ni leur peine ni leurs initiatives pour venir en soutien de l’Arménie.
  • C’est ensuite dans le cercle plus large de l’Union européenne qu’un certain nombre de questions qui fâchent devraient être mises sur la table : Le contrat gazier passé par l’UE avec l’Azerbaïdjan vaut-il  totem d’immunité pour le dictateur de Bakou ? La stratégie d’influence et de pressions que mènent, depuis des années, le Président Aliev et son clan auprès de l’UE et de ses États membres peut-elle se poursuivre en toute impunité ? La voix des Européens ne pourrait-elle pas se faire entendre plus vigoureusement auprès de la Turquie et d’Israël dont le soutien militaire à l’Azerbaïdjan a permis à ce pays d’acquérir une redoutable supériorité stratégique sur son petit voisin arménien ?

Enfin, sur un spectre plus large et sur le terrain du droit international, la France doit poursuivre, avec ses partenaires, ses efforts pour que l’Arménie reste à l’agenda de la communauté internationale, dans le double objectif de freiner les ardeurs territoriales de l’Azerbaïdjan et néo-impériales de son allié turc, et de remettre la recherche d’une solution politique et négociée au centre du jeu. La conjugaison de ce faisceau d’actions et la combinaison de ces différents acteurs est plus nécessaire que jamais si l’on veut avancer vers une solution politique car le temps presse.

De toute évidence, l’Azerbaïdjan estime ne pas en avoir fini avec l’Arménie. Une fois mené à bien le nettoyage ethnique et mémoriel du Haut Karabakh et digérée la reprise en main de ce territoire, Bakou ne cache pas en effet sa volonté de rattacher le Nakhitchevan (enclave azerbaidjanaise située au sud de l’Arménie) via le corridor de Zanguezour qui traverse la région arménienne de Syunik.

Ce dessein, qui aboutirait à une amputation du sud de l’Arménie, nourri par le Président Aliev, et activement soutenu par son allié turc Erdogan, viserait deux objectifs : achever la mise en cohérence territoriale de l’Azerbaïdjan, en mettant au passage la main sur les ressources minières que recèle le sous-sol de cette région méridionale de l’Arménie (cuivre, zinc, molybdène ), et assurer une continuité territoriale entre l’Azerbaïdjan et la Turquie pour reconfigurer l’ancien espace panturc en Asie centrale. Sur cet objectif, la syntonie entre Bakou et Ankara est parfaite au nom du principe que proclament sans fard les deux capitales : « une seule nation, deux État».

Si cette perspective est à ce stade hypothétique, il y a toutefois lieu de la prendre très au sérieux en raison de la détermination de l’Azerbaïdjan et de la Turquie d’aller de l’avant, Bakou fort de ses récents « succès » militaires, Ankara dopé par l’ambition de reconstruire un espace panturc vers l’Asie centrale en jouant sur les différents claviers de proximités ethnique, religieuse, linguistique et historique.

Dans ce cadre, le seul frein ou obstacle au cocktail des hégémonies territoriales et néo-impériales que partagent l’Azerbaïdjan et la Turquie est…l’Iran. Téhéran est en effet attaché à l’intégrité du sud de l’Arménie dont il est frontalier et s’oppose aux menées des présidents Aliev et Erdogan. Aussi contre-intuitif et paradoxal que cela puisse paraître, si les mollahs de Téhéran ne nourrissent pas un grand amour pour les Arméniens chrétiens, ils n’en sont pas moins devenus aujourd’hui les « protecteurs » au nom de la compétition qui les oppose à la Turquie pour le leadership régional. Les Arméniens peuvent rêver mieux comme police d’assurance.

On le voit, l’Arménie est un pion fragile dans un grand jeu régional dont la disparition de l’URSS hier et la guerre de la Russie contre l’Ukraine aujourd’hui, ont profondément redistribué les cartes. Il est urgent de ne pas oublier l’Arménie et de la soutenir. C’est le sens de toute l’action que mène la France, fidèle à son histoire, à ses engagements et à ses valeurs. Il y a tout juste un siècle s’achevait le génocide des Arménien après huit années d’horreurs, sachons retenir les terribles leçons de l’Histoire.

Bernard Valero est ancien consul général à Barcelone, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire à Skopje, ambassadeur de France en Belgique, directeur général de l’Avitem (Agence des villes et territoires durables méditerranéens) et porte-parole du Quai d’Orsay.

 

 

 

 

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