Tribune de Raphaël Rubio. Marseille: Carnaval de la Plaine ou l’agonie de l’extrême gauche

Imagine-t-on Nestor Makhno au Carnaval ? Peut-on concevoir Louis Dumont affublé d’une salade sur le crâne ? Les gardes rouges ont-ils déjà croisé Anatoli Lounatcharski, ivre mort, écrasant des canettes de 8.6 en pleine place du Manège ? Les spartakistes étaient-ils des clowns ? Poser ces questions revient à profaner la mémoire du XXe siècle.

Destimed Rubio
Raphaël Rubio ©DR

Rosa Luxemburg n’a jamais esquissé le signe de Jul. Lounatcharski, lui-même, a clairement défendu, sous peine de mort, le patrimoine historique de la Russie contre la rage révolutionnaire. À ce titre, mesure-t-on l’abîme entre l’engagement des révoltés et les pitreries du Carnaval de la Plaine à Marseille ?

Tenu le 16 mars 2025, “l’événement” affichait une ambition politique : mots d’ordre anti-flics, drapeaux palestiniens, écolos déguisés en laitues, slogans anticapitalistes aussi niais que mal orthographiés, haine viscérale envers toute forme de culture. Marx, dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, l’avait prédit : l’histoire commence en tragédie, puis se dissout en farce.

La farce, toutefois, a tourné au vinaigre. Les dégâts s’avèrent colossaux : voitures endommagées, pavés jonchés de déchets, scooters livrés aux flammes, motos lancées dans des rodéos bruyants, inscriptions “ACAB” barbouillant les murs. Les dégradations, estimées à 100 000 euros, témoignent d’une violence sans discernement. Dans ce contexte, les services de la métropole, épaulés par les forces de l’ordre, ont œuvré pour rendre à la Plaine une apparence digne de Marseille ! Agents d’entretien et policiers, véritables fils du peuple, ont ce jour-là restauré et réparé notre cadre de vie. Leur conscience républicaine demeure immense.

Au-delà des faits, ce carnaval doit être analysé comme un symptôme : celui de la crise de la mobilisation. L’extrême gauche s’avère impuissante à structurer une action militante plus ou moins rationnelle. Les travaux de Sidney Tarrow, notamment Power in Movement, s’avèrent éloquents. L’absence de cadres collectifs désagrège la pratique politique en gestes dispersés. Par ailleurs, Pierre Bourdieu, dans La Distinction, éclaire cette dérive par l’érosion du capital symbolique. Les militants peinent à incarner une alternative crédible face à l’ordre “dominant”. Dès lors, la puissance contestataire s’épuise en happenings, comme le Carnaval de la Plaine, à cent lieues des stratégies articulées du passé. Voilà pourquoi l’extrême gauche, privée de vision unificatrice -et même de structure consciente et organisée- s’enlise dans une agitation aride. Elle reste incapable de transformer la colère en proposition.

La “gauche stérile” est ainsi condamnée au déversement d’agressivité. Brûler des cageots et se grimer en endive n’amélioreront jamais le sort des Marseillais. L’argument, certes, paraît évident. La réalité de la cité phocéenne mérite néanmoins d’être rappelée. Le taux de pauvreté y atteint 26 %. Les arrondissements du nord et du centre subissent particulièrement la misère : le 3e affiche un taux de pauvreté supérieur à 40 %, se hissant parmi les quartiers les plus déshérités d’Europe. Le revenu médian des ménages stagne, pour sa part, au dernier rang des communes françaises de plus de 200 000 habitants. Il s’élève à peine à 16 456 euros annuels.

L’insécurité sociale frappe durement la santé. Selon des estimations locales, près de 30 % des habitants souffrent de troubles anxieux ou dépressifs. L’engrenage demeure implacable : la pauvreté alimente la maladie mentale, laquelle aggrave à son tour l’exclusion sociale.

La pollution atmosphérique constitue, en outre, un enjeu majeur. Notre ville figure parmi les aires urbaines où les niveaux dépassent régulièrement les seuils recommandés. Enfin, ces difficultés ébranlent le tissu économique. Les PME-PMI luttent pour survivre dans un climat peu favorable à l’entrepreneuriat. Les cessations d’activités explosent. Les Bouches-du-Rhône ont enregistré 3 200 redressements ou liquidations judiciaires en 2023, soit une hausse de 5 % par rapport à 2022.

Le bilan est glaçant. Il devrait saisir d’effroi tout amoureux de la ville. Marseille souffre, pendant que l’extrême gauche parade. Marseille souffre, tandis que l’extrême gauche casse.

Cette violence, cependant, suscite fascination, voire théorisation universitaire. Certains chercheurs, mêlant sociologie, philosophie et anthropologie, y décèlent un archaïsme salutaire, sorte de communion sauvage ou de “part obscure” nichée au creux du vernis civilisationnel. Inspirés par Roger Caillois ou Georges Bataille, ces penseurs invoquent un “retour du primitif”, affublant le concept d’atours vaguement poétiques. Les carnavaliers deviendraient des “héros Éros” ou encore des “telluriques (sic) réactivant les veines du dragon”.

Au confluent entre new age, mythe soucoupiste (l’expression “veines du dragon” fut forgée par l’ufologue Guy Tarade) et fascisme romantique à la Julius Evola, la révolte contre le monde moderne posséderait des vertus quasi cathartiques. Le délire atteint son paroxysme. Cette interprétation, en réalité, s’effondre. Elle ne peut s’appliquer dans le cas d’espèce. L’absence de symboles intelligibles ou de cohérence dans les débordements trahit une brutalité éminemment artificielle. Loin d’incarner l’énergie de vie “orgone” chère à Wilhelm Reich, la furie destructrice s’apparente à une mascarade, miroir grotesque de nos sociétés individualistes. Les auteurs des saccages, en quête de notoriété, se muent en caricatures de capitalistes, exploitant la détresse pour un moment warholien.

Pire encore, des délinquants notoires -petites frappes et autres “gonzes”- se sont joints avec ardeur aux festivités. Politiquement, l’alliance volontaire entre la gauche et les “loustics” trahit les classes populaires. Il suffit de relire Marx. Le natif de Trèves dissèque la voyoucratie. Les écrits sur la Commune de Paris s’avèrent, à cet égard, limpides. Lumpenprolétariat désœuvré, souvent soudoyé par la Réaction, “les bandes” incarnent l’ennemi de la promesse démocratique.

De nos jours, la gauche abdique la défense de la tranquillité publique. Elle préfère les complaisances troubles et les fêtes bouffonnes. Comment ne pas penser au regretté Philippe Muray ? Son ouvrage Homo festivus avait pressenti la chute : « L’homme moderne fête son aliénation », peut-on lire, « transformant la révolte en kermesse infantile. »

O tempora, o mores !

La rage politique s’effrite en bacchanale. Jusqu’à quand notre patience sera-t-elle mise à l’épreuve ? Rancune contre le peuple, antisémitisme à peine voilé, compromission avec la voyoucratie, fétichisme de la fête, absence de projet, éloge de la violence : l’extrême gauche évoque étrangement les traits du fascisme. L’idéal libertaire, en définitive, s’avère trop sérieux pour être confié à des gauchistes. Il est temps de dépoussiérer la Liberté.

Raphaël Rubio est Secrétaire général de l’association Égali-terre. Membre des amoureux du Sud (Cap sur l’avenir – nos territoires d’abord)

 

 

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