Tribune de Raphaël Rubio : Économie de guerre ? La culture en première ligne

Dans Les Voix du silence, André Malraux écrivait d’une main tremblante : « La culture » est « ce qui répond à l’homme quand il se demande ce qu’il fait sur la terre ». L’interrogation concernant notre présence au monde -ou plutôt au sujet de notre mission- reprend de nos jours force et vigueur. L’inquiétude, à vrai dire, est terrible. Elle traîne des rumeurs de guerre. C’est qu’une ère s’ouvre, imprévisible et déchirée…

Destimed Rubio
Raphaël Rubio ©DR

La mise en scène télévisée de la rupture diplomatique entre Donald Trump et Volodymyr Zelensky accélère le cours de l’histoire. « Il y a des semaines où des décennies se passent », soufflait Lénine en 1920. En quelques jours, l’optimisme libéral d’une Europe construite autour d’un marché ouvert et du parapluie nucléaire américain s’est largement écorné. Le sentiment d’abandon paraît crépusculaire. L’Europe, pourtant, connaît une chance historique : celle de se réinventer. Soyons très clairs. Il appartient à la France de prendre le leadership ! Son génie le commande ! Sa vocation l’ordonne ! Son honneur l’oblige !

La fin du XXe siècle a été, dans cette perspective, marquée par une sorte de renoncement. Médias et responsables politiques présentaient notre nation comme une puissance moyenne, réduite à sa gastronomie et son activité touristique… Ce narratif décliniste est aujourd’hui entretenu par une extrême droite frileuse qui, à la limite de la capitulation, préfère s’attaquer aux binationaux plutôt qu’à l’impérialisme grand-russe. Le danger, paraît-il, serait l’ouvrier franco-marocain. Le fascisme poutinien ou les fantasmes mystico-politiques relatifs au «bloc eurasiatique», eux, ne sont jamais analysés. Pire encore, ils alimentent les rêves de quelques lâches. Ces mêmes couards tremblaient il y a peu devant l’aiguille d’un vaccin. Les imagine-t-on seulement face à des drones? Pour notre part, nous pensons, avec Emmanuel Mounier, que le temps est venu de « refaire la Renaissance».

Les atouts de la France sont immenses

Nous disposons de la première armée d’Europe, forte de 203 000 militaires actifs et 67 000 réservistes. Le budget défense, de l’ordre de 50,9 milliards d’euros, représente 2,1 % du PIB. La force de dissuasion nucléaire, unique sur le continent, compte 290 ogives, est déployée par quatre sous-marins lanceurs d’engins et des Rafale. La présence maritime, enfin, avec le deuxième domaine mondial de 11 millions de kilomètres carrés, fait de nous une puissance redoutée.

Notre région Sud n’est pas en reste. Première région militaire de France, son importance est cruciale. N’oublions pas que Toulon, dotées de 30 000 militaires, soit 15 % des effectifs métropolitains, domine largement les mers. Nous pourrions citer Salon-de-Provence, ou Istres, dont la base 125 comporte 5 000 personnels. Canjuers, plus grand camp d’Europe (35 000 hectares), complète le tableau.

Dans ce cadre, l’économie de guerre dessinée par Emmanuel Macron vise à augmenter le budget militaire, pour le porter, pourquoi pas, entre 3 et 3,5 % du PIB en 2030. La prééminence matérielle, toutefois, ne suffira point. L’esprit, lui aussi -lui surtout- doit être valorisé. À l’heure de l’économie dite « cognitive », la culture et l’éducation sont tenues d’être placées au même rang que l’effort militaire. Telle est la condition pour repenser l’âme de notre pays, et plus largement celle de l’Europe. Loin de nous l’idée d’entendre par « âme » l’expression d’une quelconque nostalgie. Il s’agit simplement d’une réalité historique.

Après la Seconde Guerre mondiale, la France s’est, par exemple, imposée comme un phare intellectuel. Sartre et Camus, avec Les Temps modernes, redéfinissaient l’existentialisme, tandis que la Nouvelle Vague -Truffaut avec Les 400 Coups en 1959, Godard avec À bout de souffle en 1960- bouleversaient le cinéma mondial. Cet élan s’est, par ailleurs, structuré : De Gaulle et Malraux ont créé les Maisons de la Culture et consolidés le Festival d’Avignon.

Que reste-t-il de cet héritage ? L’économie de guerre, nous le répétons, commettrait une erreur tragique en immolant la culture sur l’autel de la rigueur…

Les chiffres sont, à ce titre, assez inquiétants. Le budget du ministère de la Culture, après une stagnation décennale, est passé de 4,1 milliards d’euros en 2020 à 3,8 milliards. À l’échelle européenne, le programme Europe Créative a vu ses fonds amputés de 20 %…

Plus dramatique, des collectivités territoriales sacrifient l’essentiel : le Conseil départemental de l’Hérault a supprimé son budget culture, soit 8 millions d’euros, rayant d’un trait festivals, médiathèques et compagnies locales. Nous considérons que cette décision, prise par un exécutif socialiste, constitue une erreur stratégique et une trahison de l’humanisme. Il appartient par conséquent à la France de renouer avec son magistère.

Une révolution culturelle, authentique « Kulturkampf », devient urgente. Et ce, pour quatre raisons. En premier lieu, l’Europe, désorientée par le retrait américain et les tensions à ses frontières, est condamnée à se réinventer. Cette quête ne passe ni par des traités ni par des marchés, mais bien par une activité culturelle aussi intense que libre. « Refaire la Renaissance , estimait Emmanuel Mounier en 1936, c’est rendre à l’homme sa pleine vocation spirituelle et créatrice ». Artistes et penseurs sont les artisans de cette résurrection. Nous avons besoin de poètes, de philosophes, de professeurs, de sculpteurs et de peintres. Nous avons besoin de compositeurs, de pianistes, de rappeurs et de « métalleux ». Nous avons besoin d’un nouveau Mondonville, de grands motets et d’un théâtre révolutionnaire. Nous avons besoin d’une culture pleinement ancrée dans le siècle ! Sans cette effervescence, l’Europe risque de n’être qu’une coquille vide…

Deuxièmement la guerre plane. Les peuples doivent tenir. Les armes seules seront inefficaces si les esprits s’effondrent. La culture est cette nourriture abstraite, source de résilience. Durant l’Occupation, Le Silence de la mer de Vercors, lu clandestinement, galvanisait les résistants. Aujourd’hui, des podcasts comme Les Chemins de la philosophie sur France Culture, avec 2 millions d’écoutes mensuelles, ou des expositions immersives comme Van Gogh Alive, vue par 500 000 visiteurs, maintiennent les consciences en éveil. Voilà pourquoi le « combat culturel » demeure central. Ce « front » inédit rappelle la raison pour laquelle nous luttons -la liberté, la République- et, sans lui, la guerre serait perdue dans les têtes avant même d’éventuellement débuter.

Troisièmement, méditons les mots d’Hannah Arendt. « La culture , lance-t-elle, est le fondement de la liberté politique, car elle éduque à la pluralité et à la responsabilité ». Le renforcement militaire est un impératif catégorique. Nous le soutenons fermement. Ce réarmement, malgré tout, pourrait glisser, à la moindre crise, vers une dérive autoritaire, voire une aventure césarienne. Il est, à nos yeux, hors de question qu’un général défaitiste ou un Badinguet de film Z puisse mettre à mal notre modèle démocratique. Sans population cultivée, et attachée à la liberté inhérente à l’acte de création, le risque est réel. Écoles, bibliothèques, salons du livre forment des citoyens lucides, capables de juger et de résister. Couper les fonds culturels, c’est anéantir un rempart démocratique. C’est créer, en somme, un Golem aveugle, une machine de fer qui nous dévorera.

Enfin, « l’esprit français » doit rayonner au-delà des frontières. Nous avons l’obligation de déployer un « soft power » original. Ce dernier sera notre voix. Il conjuguera notre vision de la démocratie, du féminisme et de l’égalité avec l’affirmation de notre souveraineté ! Jadis, la Nouvelle Vague ou Sartre inspiraient des cinéastes à Hollywood et des penseurs à Tokyo ; A présent, la Patrie doit reprendre ce rôle, non par arrogance, mais par dignité.

Refaire la Renaissance revient, en définitive, à muscler la culture comme l’armée. La chanson est célèbre. Elle flottait à Barcelone et à Madrid : « Le bien le plus précieux est la liberté. Défendons-la avec foi et courage ».

Raphaël Rubio est écrivain, professeur de philosophie, secrétaire général de l’association Égali-Terre.

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