Tribune de Raphaël Rubio.  Requiem pour la Culture à Marseille

La mer bordant les îles Anglo-Normandes ressemble à s’y méprendre à un champ de bataille. Les vagues, très hautes, minent un combat éternel : celui du vent et de l’eau, de l’âme et du pouvoir. C’est probablement face à un tel spectacle que Victor Hugo, dédiant ses Châtiments « À ceux qu’on foule aux pieds », écrivit ce vers si simple : « Vous volez trop haut ; nous vous rognons l’aile ».

Destimed Rubio
Raphaël Rubio ©DR

Presque 170 ans plus tard, la prophétie de l’opposant à Napoléon III semble s’abattre sur Marseille. Un monument du théâtre populaire ferme. Le “Toursky” aura vécu, achevé, peut-être, par une gauche en contradiction avec ses valeurs et son histoire. La schizophrénie, d’ailleurs, est totale. Bienveillante à l’égard des bacchanales de la Plaine, une certaine gauche refuse de soutenir un vieil homme emprisonné pour ses opinions : Boualem Sansal. Taxé de fascisme, l’écrivain franco-algérien est voué aux gémonies. C’est qu’il vaut mieux hurler ACAB que de prendre la plume. Les idées, les vraies, seront toujours plus dangereuses que les nihilismes puérils.

Une vague autoritaire abat donc le “marteau des sorcières”. Que reproche-t-on, dès lors, aux mânes de Richard Martin ? Son anarchisme littéraire, son amour des quartiers Nord, son amitié avec Léo Ferré ? À moins que son positionnement politique ne soit la cause de sa condamnation posthume ?

L’homme, en ce sens, était un nomade. Insaisissable, provocateur, funambule et poète, il incarnait tout ce que les bureaucrates détestent : le pied de nez, le chant tzigane, le geste fou et le hors-piste.

Dans cette perspective, nous observons un divorce entre la gauche et la culture. Sociologie et sciences politiques se sont largement penchées sur le sujet. L’œuvre incontournable, et relativement ancienne, de Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, analysait comment la gauche avait perdu son ancrage auprès des milieux alternatifs. Convertie aux logiques purement comptables, éloignée des scènes ouvertes, elle s’était réfugiée dans un entre-soi à la fois restreint et agressif. Des artistes officiels, idéologiquement conformes, seraient valorisés tandis que d’autres, précisément les nomades, les anars, les indépendants et les déviants, seraient lentement éliminés.

Nous pouvons, de plus, lire avec intérêt les travaux de Martin Dolezal. Chercheur en science politique aux universités de Graz et de Salzbourg, l’intellectuel autrichien explore les recompositions culturelles en Europe. Son constat est sans appel : la gauche française peine à mobiliser autour d’un projet fédérateur. En panne d’imagination, elle s’éloigne des préoccupations des marges, y compris dans leur rapport à la connaissance.

À Marseille, cette dérive s’observe dans l’abandon progressif des théâtres de quartier, comme le Toursky, au profit d’une culture institutionnelle et quasi partisane. La proximité idéologique et la docilité deviennent, nous l’avons souligné, des critères de sélection.

Au diable par conséquent les francs-tireurs, les réprouvés et les errants !

Plus sérieusement, un Requiem pour la culture se joue sur les rives du Vieux-Port. Ses accents sont pareils à l’œuvre composée par Osip Kozlovsky : crépusculaires et graves.

Derrière les Mucem et autres Villa Méditerranée, une réalité brutale -nocturne- hante les artisans du beau : celle de la misère ! Les chiffres sont implacables : 62 % des intermittents du spectacle vivent sous le seuil de pauvreté. Un artiste local -peintre, musicien- gagne en moyenne 9 000 € par an, trois fois moins qu’à Paris. Les libraires, écrasés par des loyers prohibitifs et un soutien municipal famélique, agonisent : 15 fermetures en dix ans ! Sous la froideur des statistiques, des visages émergent : le rappeur de la Plaine cumulant les petits boulots, l’acteur réduit au RSA ou l’éditeur sombrant sous les factures. Marseille regorge pourtant de joyaux -collectifs d’art contemporain, orchestres, cinéastes expérimentaux, photographes d’avant-garde ! La précarité qui les frappe est tout simplement indigne ! « L’art n’est pas un luxe, c’est une nécessité », soulignait Albert Camus. Cette nécessité n’est rien d’autre qu’un hurlement de révolte.

La gauche autoritaire – celle que dénonçaient les Rosa Luxemburg et les Victor Serge – aura-t-elle raison de l’expression libre ? Continuera-t-elle à confondre création et dogmatisme, servilité et innovation ? La direction du château de la Buzine, par exemple, refuse de céder ! Sa programmation magnifique, son effervescence, sa volonté de réinventer les arts et le cinéma sonne comme un signal !

Marseille est belle !

La ville où se sont éteints Arthur Rimbaud et Louise Michel demeure, envers et contre tout, une terre de promesses ! Les arts graphiques – gravure, design- pourraient éclore dans des tiers-lieux à Noailles ou Belsunce, tandis que des maisons d’édition engendreraient des récits neufs ! Nous envisageons un « Marseille en poésie » et pourquoi pas un festival « Diversité lyrique », où les archets rencontreraient les guitares gitanes ! Nous voulons des résidences partagées, des réseaux d’artistes reliant la Friche au Panier, des subventions ciblées et des loyers plafonnés pour des ateliers ! Les acteurs culturels ont besoin de passerelles, c’est-à-dire d’un écosystème où l’art de la rencontre et du projet soit érigé au rang de chef-d’œuvre !

La gauche autoritaire, elle, s’avère incapable d’animer la vie urbaine. Elle est l’héritière des « staliniens zélés qui mettaient tout en œuvre pour faire signer » à Vsevolod Meyerhold son propre arrêt de mort. Les enfants de ceux qui ont évincé les directeurs trop modernes du Volksbühne de Berlin-Est et censuré le théâtre de la Balustrade après le Printemps de Prague, sévissent toujours.

À nous, citoyens et amoureux de la culture, de renouveler l’esprit de Cronstadt ! La liberté n’est pas négociable ! L’art, seul, guide nos pas !

Raphaël Rubio. Poète. Écrivain. Professeur de Philosophie.

 

 

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