Publié le 6 juin 2019 à 8h21 - Dernière mise à jour le 29 novembre 2022 à 12h23
Le paradoxe africain ne finit pas de faire parler de lui : comment un continent avec autant d’atouts (démographie, richesse naturelle, croissance économique) est-il toujours en retrait des rapports de force internationaux, presque impuissant ? Beaucoup voient en l’Afrique la nouvelle frontière du monde, le point d’orgue des rapports internationaux, voire anticipent l’émergence d’une «Afrique-monde».
La question est complexe : elle suppose d’une part d’appréhender les 59 pays africains, très divers en termes de puissance potentielle, comme un seul bloc ; elle amène d’autre part à dépasser les écueils classiques des approches «afro-béates» ou «afro-anxieuses», donc à ne pas sombrer dans le fatalisme et ni à surfer sur la vague de l’afro-optimisme. Les influences étrangères s’ajoutent à ce morcellement continental pour faire émerger une double question : la « malédiction » africaine peut-elle être dépassée ? Si oui, comment être une puissance sans disposer des attributs élémentaires de la souveraineté ?
L’Afrique dispose d’une croissance démographique extrêmement rapide, devant évoluer jusqu’à un quart de la population mondiale en 2050 (2,3 milliards d’habitants) et un tiers en 2100 (3,5 milliards). Elle est essentiellement due à la diminution du taux de mortalité infantile, l’augmentation de la longévité et le maintien d’un haut taux de fécondité -environ deux fois la moyenne mondiale, et ce malgré des capacités sanitaires et alimentaires déficientes. De cette singularité découle l’essor de classes moyennes majoritairement très jeunes -un marché intérieur impressionnant, relai du commerce international. En parallèle, le continent noir enregistre une croissance économique soutenue (plus de 5%) depuis le début du XXIe siècle -particulièrement peu touchée par la crise de 2008 [[En 2009, alors que l’économie mondiale reculait de 0,1 %, l’économie africaine connaissait une croissance de 3,9 %.]] et portée par un flux d’investissements étrangers (IDE) en hausse constante. Les moteurs de bonne santé de l’économie s’allument les uns après les autres pour faire de l’Afrique un des continents les plus dynamiques du monde, dépassé seulement par l’Asie émergente. Mais contrairement à leurs voisins orientaux, les pays africains semblent être porteurs d’une «croissance sans développement» – donc privée de leviers de puissance.
Pourquoi un tel blocage ? La balkanisation et l’absence d’une croissance inclusive en l’Afrique sont sans doute les éléments principaux qui l’empêchent, pour l’instant, de jouer le rôle mondial auquel elle pourrait prétendre de par l’importance de sa population et celle de son économie. Son retard a souvent été imputé aux conséquences de la colonisation, voire à l’existence d’un néocolonialisme – de fait, les dérives des captations de ressources par les pays occidentaux puis asiatiques n’assurent pas une juste redistribution. Au contraire, elles s’accompagnent d’un retour du surendettement des économies africaines – le tout sur fond de dégradation de la situation sécuritaire. La production d’énergie ne peut porter à elle seule le développement économique du continent tant elle est tournée vers l’exportation ; la dépendance à l’égard des marchés extérieurs est perceptible dans le ralentissement de l’activité économique que l’on observe depuis l’effondrement des prix des matières premières en 2014 et l’essoufflement (relatif) de la demande chinoise [[En 2016, la croissance en Afrique subsaharienne n’était que de 1,4 %, correspondant à la baisse entamée en 2014 des cours de nombreuses matières premières.]]. Sans un tissu productif viable, la très forte pression démographique que connait -et connaitra de plus en plus- l’Afrique constitue un danger : les flux migratoires internes au continent entretiennent un puissant mouvement d’exode rural qui conduit notamment à la formation de gigantesques bidonvilles.
Si l’émigration soulage parfois le marché du travail, une main d’œuvre accessible et à moindre coût pour les entreprises, elle provoque aussi une «fuite des cerveaux». A cela s’ajoute le secteur informel, dont le poids est estimé par la Banque mondiale à environ 80 % des économies africaines : grâce la faiblesse ou la corruption des appareils sécuritaires, les «flux de l’illicite» participent, à des degrés très variables selon les pays, au dynamisme général. Mais ils impactent fortement les recettes fiscales, réduite pour l’essentiel aux droits de douane – eux même menacés par les accords de libre-échange. Face à ces difficultés de financement public et privé, un secteur bancaire fiable est quasi-absent dans beaucoup de régions : le coût élevé du crédit qui pèse sur les exportations (matières premières) implique une «taxe sur le développement», puisque la pression fiscale est faible dans le secteur informel et plus élevée dans les secteurs les plus développés. Enfin, le déficit d’investissement dans les infrastructures (transport, énergie) et dans le capital humain (accès à l’éducation, formation continue et professionnelle) contribue aux problèmes de gouvernance et de corruption, qui en retour influent négativement sur le climat des affaires.
Le cercle vicieux est alimenté par les crises sécuritaires importantes dans plusieurs régions et les faillites d’États. De leur côté, les multinationales étrangères apportent certes de la croissance mais n’ont encore pas suffisamment d’attention pour les populations ou l’environnement – problématique, quand on sait que les richesses sont très mal réparties (corruption, clientélisme) et que la spéculation dessert la montée en puissance des économies sur le long terme.
Comment sortir d’une telle impasse ? On l’aura compris, seule l’économie peut être le moteur de l’accroissement de puissance en Afrique. Trois éléments semblent pertinents à cet égard. C’est d’abord de la structure des économies dont il s’agit : ces dernières années, l’Afrique n’a pas vu progresser son secteur secondaire, contrairement au tertiaire – moins générateur d’emploi et d’exportations, lesquelles restent par conséquent essentiellement basées sur les matières premières. Or des trois facteurs clés de la croissance économique (technologie, capital et travail), deux viennent d’autres continents. [[Pour limiter cette terrible dépendance, développer davantage le commerce intérieur D’après l’OMC, en 2013 l’Afrique ne commerce avec elle-même qu’à hauteur de 15,8%.]] pour relocaliser des processus productifs complets en Afrique paraît indispensable ; en s’appuyant par ailleurs sur une diaspora qualifiée consciente et une population jeune de mieux en mieux formée.
D’autre part, c’est peut-être dans la persistance du vieux rêve panafricaniste que réside une condition clé de la puissance : aujourd’hui, c’est sur le continent noir que le multilatéralisme renaît, porté par la dynamique des organisations panafricaines et le retour en africanité des pays du Maghreb et des populations de la diaspora (afro-américaine, afro-brésilienne ou afro-européenne). Une intégration régionale plus poussée permettrait de jouer la carte de la diversification des partenariats économiques: concrètement, miser sur les grands ensembles (partenariats UE-ACP [[Accord de Cotonou signé en 2000 entre l’Union Européenne et les pays d’Afrique, Caraïbes et Pacifique (79 États).]] , ZLECA [[Zone de libre échange continental.]]), contraindre les investisseurs à une meilleure répartition des richesses et instaurer des normes contre la «diplomatie du portefeuille» sont des éléments de réponse.
Enfin, le succès de quelques transitions politiques est porteur d’espoir pour le nécessaire endiguement des éternelles confiscations claniques. Si la stabilité africaine est aussi le corollaire du maintien au pouvoir des régimes autoritaires, chaque transition électorale réussie a constitué un facteur supplémentaire de résilience pour les investissements étrangers et l’aide au développement -ce, à l’exception de la Chine, qui n’accorde pas de «prime à la démocratie».
L’afro-pessimisme -cette vison de l’Afrique comme « angle mort » de la mondialisation- n’est pas sans fondement. On la retrouve chez les élites africaines, et c’est le cœur du problème car l’engagement de ces dirigeants pour la cause de leur continent est l’inconnue manquante à l’équation de la puissance africaine. La responsabilisation des « élus » politiques et des intellectuels est nécessaire pour dire stop à la passivité du continent et limiter sa fragmentation. En outre, la puissance de l’Afrique ne peut être pensée qu’à l’échelle d’un continent intégré, pas autrement : le panafricanisme est sans doute le seul moyen de créer une «puissance sans souveraineté». Dans le cas contraire, l’avènement du «siècle africain» devra attendre encore un peu…
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Régis Loussou Kiki, Fondateur du Cabinet Régis & Associés