Publié le 14 septembre 2018 à 21h17 - Dernière mise à jour le 29 novembre 2022 à 12h30
Après l’article de la semaine dernière où Thierry Noir évoquait l’Union pour la Méditerranée et l’Ukraine, le journaliste, professeur de journalisme à Aix-Marseille Université, revient cette semaine sur une autre question de frontières, celles, inexistantes, du Kurdistan.
Selon un très récent décompte macabre de l’Observatoire syrien des droits de l’homme, la guerre en Syrie aurait fait 360 000 morts. Parmi eux, de très nombreux Kurdes. Un peuple sans pays qui, depuis des siècles, est toujours trahi par les occidentaux. La dernière trahison en date n’a que quelques mois. Alors que les soldates et les soldats kurdes ont loyalement combattu aux côtés de la coalition occidentale contre les islamistes en Irak, celle-ci les a lâchement abandonnés en rase campagne quand la Turquie est entrée dans le jeu, en faveur des islamistes contre les Kurdes. Cette lâcheté a une cause : on ne contrarie pas un allié de l’Otan qui maintient sur son territoire, contre rémunération, des migrants rêvant d’Europe. C’est que pour les islamo-conservateurs au pouvoir à Ankara, l’ennemi principal n’est pas Daech, mais les indépendantistes kurdes de Turquie, qui pourraient recevoir de l’aide des Kurdes de Syrie, d’Irak ou d’Iran. La guerre des Turcs contre les Kurdes de Turquie emmenés par le PKK n’est pas une guerre politique. Ce n’est pas les islamo-conservateurs contre les communistes. Elle n’est pas non plus strictement irrédentiste, ce n’est pas seulement une querelle de territoires. Elle n’est pas non plus religieuse : la majorité des Kurdes sont aussi des musulmans sunnites. Mais au mépris de l’Histoire et de la réalité actuelle, le nationalisme turc veut croire que l’Anatolie a toujours été peuplée de Turcs. Ce nationalisme turc, qui est allé jusqu’à détruire d’anciens villages construits par des Arméniens avant le génocide de 1915 s’en est pris cet été, selon un reportage du Figaro, aux bâtiments «non turcs» de la principale ville du Kurdistan turc, Diyarbakir. Le nationalisme turc ne se contente pas de chasser ou repousser les «autres», qu’ils soient Arméniens, Kurdes ou Assyro-chaldéens. Il veut aussi éradiquer de la mémoire les traces du passage en Anatolie de civilisations non turques. Et cela ne date pas d’hier. Cela nous ramène à la première trahison de l’occident. Au lendemain de la première guerre mondiale, l’Empire Ottoman est démantelé et les alliés signent avec le sultan Mehmed VI les accords de Sèvres. Ils mettent en œuvre, entre autres, les accords Sykes-Picot entre la France et l’Angleterre de 1916. Ceux-ci placent le Liban, la Syrie et le sud de la Turquie sous protectorat de Paris, alors que Londres chapeaute la Palestine (aujourd’hui Israël), l’Arabie, la Transjordanie et ce qui est maintenant l’Irak. La Grèce retrouve la Thrace orientale et les Italiens ont une zone d’influence. Ce traité prévoit aussi la création d’un État kurde et d’un État arménien. Mustapha Kemal [[Janus aux mille visages, s’il est membre des « Jeunes Turcs » responsables du génocide des Arméniens, il est aussi le père de la Turquie laïque moderne, donnant le droit de vote aux femmes en 1930, 15 ans avant la France.]] ne l’entend pas ainsi, et, les armes à la main, le nationaliste dépose le sultan, proclame la République et contraint les occidentaux à annuler le traité de Sèvres. Ce sera fait avec le Traité de Lausanne, en 1923. On n’y trouve plus de République arménienne [[La République d’Arménie actuelle, territoire offert par Staline aux survivants du génocide, n’a géographiquement pas grand chose à voir avec l’Arménie historique.]]. Ni de Kurdistan. Aujourd’hui, entre 30 et 40 millions de personnes qui parlent la même langue, ont la même culture, sur un territoire donné et ont envie de vivre ensemble (définition d’une Nation selon Ernest Renan) vivent citoyens ou sous-citoyens d’autres états : Turquie, Syrie, Irak, Iran, où ils sont considérés, au mieux, comme des séparatistes. Parce que l’occident a cru bon de dessiner des frontières qui sont pourtant les leurs.