Publié le 14 novembre 2020 à 12h26 - Dernière mise à jour le 29 novembre 2022 à 12h29
L’héritage de Donald Trump sera d’avoir répondu au malaise qui couve depuis trente ans parmi des classes moyenne et populaire, négligées par les élites politiques washingtoniennes. En cela, la situation américaine ressemble à la nôtre, où l’on préfère s’offusquer du populisme plutôt que combattre ses causes.
La mondialisation et l’innovation technologique ont amené un déclassement des catégories intermédiaires qui forment l’épine dorsale du pacte social américain depuis le New Deal de Roosevelt, et sont au socle de la démocratie américaine. Marginalisées par le libre-échange qu’adoptèrent les «nouveaux» démocrates de Bill Clinton, ravagées par la crise hypothécaire de 2008 faisant suite à la dérégulation de l’industrie financière poussée par le même Clinton, elles furent la cible du « conservatisme de compassion » proposé par Bush Jr en 2000 pour prendre en compte des inégalités de plus en plus marquées, attestées par la stagnation du salaire médian américain depuis des décennies. Mais c’est surtout le message culturel de la droite bushiste qui les a séduites. Car au déclassement économique s’ajoutait une sorte de démonisation morale par la gauche championne de la diversité et des minorités, et un politiquement correct qui, jusqu’au récent #metoo, semblait chercher quasiment le procès de l’Amérique WASP de toujours, qu’en langage gaullien on appellerait «l’Amérique éternelle».
L’inculture historique et le mépris civique de Trump ont desservi ses justes intuitions
A un climat de lutte des classes ravivée par les transformations économiques, où le rêve américain ne livrait plus ses promesses de justice sociale et de pouvoir d’achat, la vie américaine s’est aggravée de convulsions culturelles dangereuses pour la cohésion nationale. Ainsi le «bushisme», positionné comme anti-élites, qui revendiquait le rôle de la religion dans l’espace public et le libre port d’armes, rejetait le mariage homosexuel, voire l’avortement pour plaire à la droite chrétienne, devança-t-il le «trumpisme». L’intuition de Trump fut de traiter ensemble les insatisfactions économiques et les frustrations culturelles en réclamant un libre-échange équitable, tout particulièrement vis-à-vis de la Chine, en imposant de massives baisses d’impôts pour les entreprises, en privilégiant l’emploi sur l’écologie, et en piétinant le politiquement correct. Il sembla ainsi libérer une exaspération accumulée dans les milieux populaires, mais aussi parmi les classes supérieures attachées à l’esprit d’entreprise et à la santé économique de l’Amérique, et non mécontentes de voir bousculé le microcosme washingtonien. Il reste que l’inculture historique et le mépris civique de Trump ont desservi ses justes intuitions. Tandis que le Parti républicain tient bon au Congrès, le voilà qui perd la Maison-Blanche. Au lieu de construire une force de changement positive, sa présidence en mode télé-réalité aura surtout attisé la division dans l’acrimonie jusqu’à voir naître l’absurde « cancel culture », et sans rien apporter aux classes fragilisées qu’il était supposé défendre. Reste à voir comment le Parti républicain se réagencera après lui.
Quelle leçon tirer, en France, de l’épisode Trump ?
Il faut espérer, pour ne pas voir se produire un accident semblable, que prenne corps un populisme « smart » sachant parler au pays « d’en-bas », tout en proposant une vision de la société et de l’histoire capable d’entraîner la nation autour de trois objectifs : l’émancipation, la réussite, la fierté collective. Cela veut dire un langage politique qui fasse sa place au bon sens populaire et aux exaspérations légitimes dont les gilets jaunes furent une vivante expression. Un langage exprimant une intelligence des choses humaines les plus simples, tout en expliquant le besoin d’une réforme décisive de notre système social, non pour le défaire mais pour qu’au contraire il perdure. Cela passe aussi par revendiquer un universalisme français (la possibilité pour chacun d’où qu’il vienne de devenir français par la culture, en adhérant aux idéaux français dont notre langue est le premier vecteur) ancré dans une histoire commune, qui n’a pas besoin de revanche en forme d’inventaire, ni de jugement anachronique du passé. Et qui veut bien reconnaître, sans se cacher derrière l’arbre du terrorisme, que le caractère massif de l’immigration des quarante dernières rend l’intégration illusoire, comme le signala le roi Hassan II du Maroc lui-même, et comme a pu s’en inquiéter un Bill Clinton, qui ne passe pas pour extrémiste. Dire des vérités de comptoir en les inscrivant dans le sillon des grands idéaux historiques, ceux de la nation universaliste et du projet européen, sera le meilleur antidote à la bouffonnerie politique dont Donald Trump aura été le visage aux États-Unis. Cette issue est encore permise par le niveau général d’instruction assuré par l’école, malgré les assauts des réseaux sociaux contre la raison et l’esprit critique. Le populisme « smart » pourrait avoir sa règle d’or : ne pas exaspérer davantage les classes vulnérables par des irritants (baisse des aides au logement étudiant, taxes sur l’essence, 80km/h, fermeture des petits commerces face au coronavirus, etc.) ne touchant pas aux grandes masses financières ou de structure (statut général de la fonction publique, millefeuille territorial, formation professionnelle inefficace). Il pourrait proposer deux axes, l’un s’adressant à tous les foyers et à toutes les mères : l’école comme socle civique et d’intelligence collective ; l’autre nous replaçant dans l’économie mondialisée : dans un pays incapable d’enseigner l’anglais comme y réussissent nos voisins du nord, il ferait du commerce extérieur un combat national pour expliquer l’exigence de l’avantage compétitif par l’innovation et le travail, et de l’Europe le levier de la mutation énergétique et numérique. Telle est la leçon, pour la France, des présidentielles américaines de 2020.
Yannick Mireur est politologue spécialiste des États-Unis, fondateur de la revue « Politique américaine », docteur en relations internationales de la Fletcher School of Law and Diplomacy de Boston et créateur de la plateforme d’échange économique : Nexus Forum.