Tribune de Yves Aubin de La Messuzière : Géopolitique du dérèglement climatique en Méditerranée

Plusieurs rapports d’évaluation du dérèglement climatique, ceux du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), de l’observatoire européen Copernicus, et du site « Mediterranean experts on climate and environnmental Change », désignent le bassin méditerranéen comme un « hotspot » du dérèglement climatique.

Yves Aubin de La Messuzière, ancien président de l'iReMMO-Suds © Yam
Yves Aubin de La Messuzière, ancien président de l’iReMMO-Suds © Yam

Dans son 6e rapport du début 2023, le GIEC consacre un volet à la Méditerranée, jamais traitée auparavant comme une entité géographique spécifique. Il s’en dégage que des vagues de chaleurs en augmentation seront de plus en plus fréquentes, touchant davantage sa rive Sud. A l’augmentation des températures s’ajouteront des phénomènes qui lui sont liés : dégradation des écosystèmes, déficits hydriques, sécheresses, élévation du niveau de la mer, pluies diluviennes etc.  Les prédictions des climatologues sont d’ores et déjà dépassées, même dans les scénarios les plus optimistes.

La trajectoire d’une augmentation des températures au-delà de 3 degrés à l’horizon 2100, est le plus souvent évoqué, quels que soient les efforts des États. En juillet 2023, un dôme de chaleur d’une ampleur exceptionnelle, a provoqué des températures extrêmes jamais enregistrées, approchant les 50° en Espagne, en Sardaigne et surtout dans certaines régions de la rive Sud. Autre record, ce même mois la température de la Grande bleue s’est élevée à 28 °. Les zones côtières, au Nord comme au Sud, notamment celles du Maroc de Tunisie et d’Israël, seront fortement impactés par la montée des eaux. Les modèles les plus pessimistes, prévoient, du fait de la baisse des précipitations, des pertes considérables des zones cultivables en pluvial. Sur une population de 500 millions d’habitants dans la région, quelque 42 millions seront touchés avant la fin du siècle.

Des mesures drastiques en matière d’émissions de C02 n’auront qu’un effet limité sur les trajectoires. L’impression du « trop tard » domine dans cette région. La prédiction d’Antonio Guterres, «le Monde entre dans une ère d’ébullition» s’applique à la situation en Méditerranée. Les politiques d’adaptation deviennent les véritables enjeux pour limiter les impacts sur le monde des vivants, humains et non humains, notamment au Sud, les pays du Nord devant être plus résilients. D’où la nécessité d’engagements financiers internationaux considérables et de coopérations régionales ambitieuses pour la recherche de solutions d’adaptation.

Le dérèglement climatique s’invite dans la géopolitique

Les fractures en Méditerranée, Nord- Sud et surtout Sud-Sud, ainsi que les contextes politiques et sécuritaires sont autant d’obstacles à la mise en œuvre de mesures plus que jamais urgentes pour lutter contre le principal fléau de notre temps. Seule une forte volonté politique des gouvernants et des sociétés civiles permettra de les surmonter. Le dérèglement climatique s’invite dans la géopolitique et risque de bousculer davantage les équilibres, d’une Méditerranée réceptacle de nombreuses conflictualités actives ou gelées.

Au Maghreb, le conflit qui oppose depuis 1975 l’Algérie au Maroc sur la question du Sahara occidental, s’exacerbe au point qu’une confrontation militaire n’est pas à exclure. Les autorités algériennes ont accusé le Maroc d’être à l’origine des incendies de forêts en 2021, dus à l’évidence au réchauffement climatique. Le chaos en Libye renforce les réseaux mafieux responsables des flux de migrants vers les côtes européennes. Le régime tunisien les alimente en renvoyant des milliers d’Africains, comptant visiblement des réfugiés climatiques, à la frontière libyenne.

Dans ce contexte de tensions interétatiques, l’Union du Maghreb arabe est paralysée. La nouvelle guerre de Gaza, l’absence de toute perspective de règlement du conflit israélo-palestinien, la permanence du terrorisme jihadiste en Syrie et en Irak, l’effondrement du Liban, ainsi que le rôle perturbateur des acteurs régionaux, que sont la Turquie, l’Iran et l’Arabie saoudite, maintiennent durablement des foyers d’instabilité sur le versant oriental de la Méditerranée. Au-delà de la question de Chypre, considérée comme un conflit gelé, les tensions entre la Grèce et la Turquie ont atteint leur paroxysme en 2021 quand les deux pays se sont disputés la souveraineté d’îles en mer Égée. La Russie a projeté ses forces navales et terrestres en Syrie qu’elle a placées sous sa tutelle et intervient jusqu’en Libye par l’entremise du groupe Wagner. Les États-Unis n’ont pas allégé leur présence militaire représentée par la puissante VIe flotte. Si la Chine se contente pour l’instant de déployer ses routes de la Soie en rachetant des infrastructures de ports, du Pirée jusqu’à Djibouti, elle ne tardera pas de s’imposer comme un acteur géopolitique majeur.

De nouvelles conflictualités vont se greffer, liées au dérèglement climatique. Il s’agit surtout de l’accès aux ressources aquatiques en diminution, de la question migratoire et du renforcement prévisible des régimes autoritaires, nationalistes ou populistes.  Kofi Annan préconisait en 2011 que dans les décennies à venir, les guerres seraient provoquées, non plus au sujet du pétrole, mais de l’eau. Cette prophétie se vérifie au Proche et Moyen-Orient. Le bassin du Jourdain, partagé entre Israël, la Jordanie, le Liban et la Palestine est devenu un enjeu géopolitique depuis l’occupation des territoires palestiniens et du Golan, à l’issue de la guerre de 1967. Israël assure un contrôle dominant des ressources du fleuve et des nappes phréatiques en Cisjordanie, en baisse du fait de l’extension des colonies. Un Palestinien y consomme cinq fois moins d’eau qu’un Israélien. Profitant de l’affaiblissement des États syrien et irakien, la Turquie maintient une position dominante sur le débit de l’Euphrate et du Tigre dont les sources se situent dans le Taurus. De nouveaux barrages seront construits pour capter davantage d’eau dans un contexte de sécheresse.

Sur le Nil, la position hégémonique de l’Égypte, qui a imposé à l’Éthiopie, à la fin des années cinquante, un partage inique des eaux, est dorénavant fortement contesté. Le grand barrage construit par Addis Abeba en 2022,  provoque une grave crise avec Le Caire qui redoute des pertes de débit en période de sécheresse. Qu’en sera-t-il à l’avenir ? Afin de préserver cette ressource vitale, il est urgent de se pencher sur la gouvernance de l’eau, qui devrait être considérée, comme un bien commun de la planète. Des législations nationales, régionales et internationales sont à élaborer.  Un mouvement commence à prendre forme, tendant à accorder aux fleuves et aux lacs une personnalité juridique. L’Inde et la Nouvelle Zélande ont déjà adopté des législations qui pourraient servir de modèles pour les fleuves du Proche et Moyen-Orient.

Les pays du Maghreb et dans une moindre mesure ceux du Proche-Orient, sont confrontés aux flux migratoires en provenance de l’Afrique subsaharienne, qui s’amplifieront dans un avenir proche, du fait du dérèglement climatique Toutefois, selon les préconisations de l’Office des migrations internationales, la majorité des migrants se déplaceront dans leurs pays ou régions respectifs. Il s’agit de populations vulnérables, affectées par d’autres calamités, la désertification, la pénurie d’eau, la famine, les pandémies, ainsi que par les affrontements interethniques. Les pays du Maghreb vont se trouver pris en tenaille entre les frontières sahéliennes incontrôlables et les côtes méditerranéennes, sous surveillance des pays du Nord, dont certains considèrent le Maghreb comme un « cordon sanitaire ». Comme en Turquie qui a accepté, à la suite d’un accord financier avec l’Union européenne, de retenir des millions de réfugiés syriens, il est parfois envisagé l’installation de camps de réfugiés climatiques, financés par l’aide internationale. Le droit international, notamment la convention de Genève, ne protège pas le migrant climatique et ne lui accorde pas de statut comme le réfugié politique. Le Secrétaire général de l’ONU appelle à une adaptation urgente du droit international.

La crise climatique favorisera les dérives populistes, voire autoritaires, sur la rive Sud de la Méditerranée

Plusieurs rapports, notamment américains et européens soulignent que le dérèglement climatique et notamment son impact en matière de migration, ferait courir un risque sérieux pour la sécurité et la stabilité internationales. Des conflits locaux et régionaux pourraient déboucher sur des crises internationales, dont le conseil de Sécurité de l’ONU devrait être saisi. La Russie et la Chine, soutenus par de nombreux pays du Sud, s’y sont opposés estimant que le changement climatique est un enjeu de développement et non de sécurité.

La crise climatique favorisera les dérives populistes, voire autoritaires, sur la rive Sud de la Méditerranée, où certains régimes n’hésiteront pas à pratiquer des traitements inhumains vis-à-vis des migrants économiques ou climatiques. C’est déjà le cas de la Tunisie, dont le président a décidé de déplacer dans des zones désertiques, à la frontière de la Libye, des milliers d’entre eux accusés de menacer « l’identité arabo-musulmane » du pays. Au Nord, les courants nationaux populistes vont se renforcer et adopter des mesures de plus en plus restrictives, en surfant sur le climato scepticisme qui reprend de la vigueur. En Italie, le gouvernement populiste ouvre la voie, suivi par le Danemark et certains pays de l’Est. Les trafics de migrants qui cherchent à rejoindre l’Europe commencent à se structurer en réseaux mafieux internationaux. La police espagnole vient de démanteler l’un d’entre eux qui opérait depuis le Liban avec des relais en Europe et en Asie.

En conséquence, la fracture entre le Nord et le Sud risque de s’élargir et de donner corps au concept devenu réalité d’un « Sud global », opposé à un Occident dominateur, lui faisant porter la responsabilité première du dérèglement climatique. Lors de la COP 27 en Égypte, des compensations ont été exigées. Au prochain sommet à Abou Dhabi cette question sera au cœur des négociations.

Une initiative ambitieuse partagée entre le Nord et le Sud semble s’imposer

La civilisation méditerranéenne perçue comme une projection des valeurs de l’Europe sur son Sud est devenue un mythe.  Dans son ouvrage Le dérèglement du Monde, l’Académicien d’origine libanaise, Amin Maalouf, devenu il y a quelques jours Secrétaire perpétuel de l’Académie française,déplorait qu’un mur se soit élevé en Méditerranée entre deux univers culturels, où se propagent de part et d’autre des replis identitaires et des politiques d’exclusion. Les mouvements d’opinion dans les pays sahéliens, hostiles à l’Occident, visant plus particulièrement la France, accusée de néocolonialisme, commencent à émerger au Maghreb. Malgré des disparités de situation d’une rive à l’autre, les pays méditerranéens font face aux mêmes réalités, parfois tragiques. Comment recréer le lien d’abord entre les États qui détiennent la responsabilité première face à la crise climatique. Les collectivités territoriales devraient se mobiliser davantage en développant des coopérations concrètes en matière d’adaptation aux effets du dérèglement climatique. Des échanges de bonnes pratiques se développent, en considérant que le Sud peut apporter des expériences traditionnelles et innovantes.

Une initiative ambitieuse partagée entre le Nord et le Sud semble s’imposer : réunir un sommet méditerranéen des chefs d’État et de gouvernement, incluant les collectivités territoriales, les organisations internationales et les ONG, lequel serait consacré au climat et à l’environnement. Cette initiative pourrait contribuer à refonder un dialogue euro-méditerranéen en panne.

Deux ouvrages conseillés :

  • François Gemenne « Géopolitique du climat » Armand Colin 2021
  • Pierre Blanc Géopolitique et Climat Sciences Po Les presses 2023

Yves Aubin de La Messuzière, ancien Président de l’institut de Recherche et d’Études Méditerranée Moyen-Orient (Iremmo)  Suds  

 

                                                                                                                                                                                                                                                                                         

 

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