Publié le 27 juillet 2021 à 19h00 - Dernière mise à jour le 4 novembre 2022 à 12h47
Plusieurs raisons peuvent expliquer pourquoi les authentiques démocraties acceptent de négocier avec les preneurs d’otages, en particulier lorsqu’il s’agit de prisonniers politiques.
Ce fut le cas lorsque le Hamas a capturé des otages israéliens lors des conflits passés. En 2011, Israël avait accepté de libérer plus de 1 000 prisonniers palestiniens du Hamas en échange d’un seul soldat, Gilad Shalit, pris en otage à la frontière entre la Bande de Gaza et Israël lors de la guerre entre les Israéliens et les Palestiniens. Le Hamas s’était alors empressé, dans un souci de propagande, d’annoncer que, par voie de conséquence, six otages israéliens permettraient de libérer l’ensemble des prisonniers palestiniens, soit 6 000, affirmant ainsi que cette équivalence serait la norme pour tout conflit ultérieur.
En juillet-août 2014 éclata un autre conflit. Et depuis, le Hamas détient deux otages et les corps de deux soldats israéliens qu’il souhaite échanger avec les Israéliens, espérant une application de la « doctrine » passée. En avril-mai 2021 un nouveau conflit a éclaté. Depuis, le gouvernement israélien, à la suite des élections législatives, a changé. L’ancienne équipe menée par Benjamin Netanyahu a été remplacée par une nouvelle équipe dirigée par Naftali Bennet. Des négociations se sont alors engagées avec l’Égypte comme intermédiaire entre les Israéliens et le Hamas. Dans la mesure où les Égyptiens et les Israéliens contrôlent les frontières qui encerclent la Bande de Gaza, les négociations portent aussi bien sur les opérations de reconstruction des destructions causées par le conflit que sur la libération des otages.
A ce-jour elles n’ont pas encore aboutit, les Israéliens souhaitant lier la libération des otages au soutien logistique des opérations de reconstruction, alors que le Hamas refuse de lier les deux questions. Pour les Palestiniens la libération des otages doit être négociée indépendamment de la mise en œuvre des opérations de reconstruction. Par ailleurs, les Israéliens insistent pour que le financement de celles-ci ne soit pas accordé directement aux responsables politiques du Hamas, mais passe par d’autres intermédiaires, soit l’Autorité palestinienne qui gouverne en Cisjordanie, soit les Nations-Unis.
Le sort des otages, et leur éventuelle libération occupe une place importante dans l’opinion du public d’un pays démocratique, en particulier en Israël, et ce pour plusieurs raisons : le souci de respecter la vie humaine comme valeur suprême, l’éthique qui oblige à ne jamais abandonner un soldat derrière les lignes («Il faut sauver le soldat Ryan»), la prévalence des considérations de court terme, l’empathie de la population envers les captifs et leurs familles car elle s’identifie à celles-ci. L’identité du ou des otages est connue de tous et l’image de leur visage est diffusée à l’envi par les médias et les réseaux sociaux. Aussi la pression sur les pouvoirs publics augmente d’autant plus que les médias et les réseaux font office «de caisse de résonance et de loupe grossissante». (Dominique Moïsi [[Dominique Moïsi, « La géopolitique de l’émotion », Flammarion 2018]]). D’où le dilemme qu’ils ont à trancher entre tout faire pour libérer les otages, même à un prix élevé, et prévenir une hypothétique prise d’otages ultérieure, qui aurait d’autant plus de survenir que la libération d’otages en échange ne ferait qu’accroître la probabilité de celle-ci. C’est dire l’importance du rôle des émotions lors d’une prise d’otages.
Plus généralement, en géopolitique, les émotions façonnent les perceptions des individus et du public en général. Les experts en géopolitique n’hésitent pas à démontrer leur importance dans les relations internationales. Pour Dominique Moïsi: «On ne peut pas comprendre le monde dans lequel nous vivons sans prendre en compte le rôle des affects dans la géopolitique mondiale». Son livre porte en sous-titre «La peur, l’humiliation et l’espoir façonnent le monde». La peur oriente l’attention vers des signaux négatifs, l’humiliation conduit la population à chercher à riposter et en Asie, c’est l’espoir qui domine, la Chine représentant la confiance en l’avenir.
Le conflit israélo-palestinien est souvent considéré comme insoluble, ce qui le rend d’autant plus dangereux et porteur de violence. Aussi, dans un tel contexte, les émotions comptent, les populations concernées développent un état d’esprit qui justifie à tout prix les prises de position de leur groupe d’identification et facilite la mobilisation. En situation extrême de conflit violent, d’attaques terroristes, les gens ont tendance à percevoir la réalité de manière simplifiée, dénuée de toute ambigüité. Le réel est blanc ou noir, dans la mesure où «un état d’esprit conflictuel biaise la perception et facilite le traitement schématique de l’information conforme aux croyances socialement acceptées et à la version unilatérale des événements maintenue par chaque groupe.» Alors, qu’à l’opposé, une attitude de recherche de compromis admet dès de départ que la réalité est non bicolore, mais se dépeint comme les couleurs de l’arc-en-ciel.
Une étude récente [[ Gur, Tamar, Shahar Ayal, Eran Halperin (02.2021). « A bright side of sadness: The depolarizing role of sadness in intergroup conflicts. » European journal of social psychology. sept 2020]] a, pour sa part, mis l’accent sur une émotion spécifique, la tristesse et son rôle non en géopolitique qui porte sur les relations entre États, mais dans les oppositions entre groupes au sein d’une même société, en l’occurrence la société israélienne qui se caractérise par sa forte polarisation. En 2015, l’ex-président de l’État, Reuven Rivlin avait évoqué l’idée que la société israélienne était constituée de quatre tribus qui se «déchiraient entre elles», les laïcs, les ultra-orthodoxes, les juifs modérément religieux et enfin les arabes israéliens. A terme, ces tribus, affirmait-il, pourraient annoncer de graves problèmes économiques et sociaux qui menaceront l’avenir de l’État juif et entraîneront «un nouvel ordre israélien».
L’étude citée plus haut met l’accent, de manière inattendue, sur l’effet positif de la tristesse qui, dans certains contextes, «peut atténuer le cours des conflits intergroupes en servant de facteur modérateur pour réduire l’effet de l’idéologie sur les décisions liées au conflit.» En d’autres termes la tristesse peut inciter les individus de groupes antagonistes à prendre des décisions qui atténuent, sans les supprimer, l’importance des schémas idéologiques propres à chaque groupe.
Les tests effectués par les auteurs ont ainsi montré que la tristesse avait un effet dépolarisant au sens «d’une diminution de la force de l’idéologie politique ayant un impact sur les attitudes et les comportements». Dans leur étude, les auteurs, après avoir noté l’importance de la polarisation qui caractérise la société, secouée par «la montée des opinions, des idéologies et des mouvements extrêmes (…) qui constituent aujourd’hui un problème de société urgent dans le monde entier et pas seulement en Israël», estiment que «trouver des mécanismes potentiels qui pourraient atténuer l’effet de la polarisation et encourager la délibération réflexive est un défi de grande importance». Ils ajoutent que «la possibilité qu’une émotion qui peut malheureusement survenir à la suite de conflits violents insolubles puisse être un agent dépolarisant pour réduire les schémas de radicalisation et potentiellement faire avancer la résolution des conflits est spéciale et encourageante».
En conclusion, les auteurs invitent les pouvoirs publics «de faire référence aux aspects tristes plutôt qu’aux aspects évocateurs de la colère d’une situation» comme une prise d’otages. Ainsi, «la tristesse (…) pourrait être exploitée pour faciliter la dépolarisation des attitudes et des comportements.»
[(Le Professeur Gilbert Benhayoun est le président du groupe d’Aix -qui travaille sur les dimensions économiques d’un accord entre Israël et les Territoires palestiniens- qui comprend des économistes palestiniens, israéliens et internationaux, des universitaires, des experts et des politiques. Son premier document, en 2004, proposait une feuille de route économique, depuis de nombreux documents ont été réalisés, sur toutes les grandes questions, notamment le statut de Jérusalem ou le dossier des réfugiés, chaque fois des réponses sont apportées.)]