Publié le 31 juillet 2015 à 18h03 - Dernière mise à jour le 1 décembre 2022 à 16h54
Après l’annonce enthousiaste d’un accord sur le programme nucléaire iranien controversé, entre la théocratie chiite et le groupe P5+1 (USA, Russie, Chine, France, Grande-Bretagne et Allemagne), j’ai préféré attendre la visite du Ministre des Affaires Étrangères français, Laurent Fabius, à Téhéran pour faire une analyse à froid du Plan d’Action Global et Conjoint signé à Vienne. S’agit-il du meilleur accord possible pour retarder l’accès à la bombe atomique du régime des Mollahs, comme le prétendent Barak Obama et John Kerry ou d’un blanc-seing donné à l’Iran comme le redoutent ses voisins immédiats ? Pour répondre à cette question cruciale, il est important de revenir sur quelques points contextuels et techniques essentiels afin de mesurer l’aspect contraignant de l’accord et de ses conséquences attendues tant positives que négatives.
Les grandes puissances : 5+1 positions ?
Si, les grandes puissances ont réussi à converger, lors de la découverte de la possible dimension militaire (PDM) du programme nucléaire perse, afin d’imposer des sanctions très lourdes à l’Iran et ainsi l’amener à négocier, depuis des divergences nombreuses sont apparues au grand jour. Barak Obama, à la recherche d’un accord à tout prix, n’a cessé de faire cavalier seul, mettant devant le fait accompli ses «alliés» européens plus circonspects, avec en première ligne la France qui s’est montrée la plus ferme. Il n’a échappé à personne également que Poutine a instrumentalisé ce dossier afin de rendre les occidentaux plus conciliants sur la crise ukrainienne. De plus, les Russes, alliés traditionnels de la Syrie et de Téhéran, ainsi que les Chinois ont toujours montré un empressement particulier à vouloir accroître le plus rapidement possible leurs échanges commerciaux, jamais arrêtés, avec la République des Mollahs, y compris en lui vendant des armes, en dépit du manque de garantie apporté par Téhéran. A l’aune de ces intérêts divergents, on comprend aisément que la position qui en résulte ne peut être au mieux que le plus petit dénominateur commun. Comment dès lors faire pression efficacement sur les négociateurs perses qui ont montré durant toutes ces années leur habilité à berner la communauté internationale, y compris le Président «modéré» Rohani quand il était en charge du dossier.
Les grandes lignes du «Plan d’Action Global et Conjoint»
A première vue le document signé semble un compromis raisonnable. Et si l’on voulait faire un bref résumé des 159 pages de l’accord on pourrait dire qu’il impose 10 ans de gel des activités nucléaires de la part de la théocratie chiite qui durant cette période sera soumise à un régime d’inspection par l’AIEA (Agence Internationale de l’Energie Atomique) sans précédent. Le plan d’action prévoit en outre la destruction du stock d’uranium enrichi, déjà suffisamment conséquent pour fabriquer jusqu’à une dizaine de bombes, et la limitation du nombre de centrifugeuses en activité à 6 000, sans demander pour autant que le reste du parc, près de 14 000, soit démonté. Les achats d’armes conventionnels seront bloqués également pour une durée de 5 ans et celui des composants rentrant dans la fabrication de missiles balistiques pour 8 ans. En contrepartie, les avoirs iraniens à l’étranger seront restitués, soit plus de 150 milliards de dollars, ainsi qu’une levée progressive et réversible des sanctions assurant ainsi une rentrée substantielle de devises.
Cela donne, en théorie, 10 ans de répit au monde avant d’être confronté à l’impact que provoquerait nécessairement un régime, tel que celui qui règne à Téhéran, s’il était détenteur de l’arme atomique. Les grandes puissances font le calcul que durant ce laps de temps il peut se passer bien des choses. En effet, du fait du retour de Téhéran dans le concert des nations et de la croissance économique liée à la levée des sanctions, le régime pourrait être amené à infléchir sa politique ou être remplacé sous la pression populaire. La volonté de faire front commun contre Daesh (Acronyme de l’État Islamique en arabe, EI) est également une partie de l’équation.
Un accord dissonant ?
Le texte signé à Vienne a fait dire au Président Rohani, «La communauté internationale lève les sanctions et l’Iran conserve son programme nucléaire». C’est l’exact opposé de la version qu’en donne le Président Obama. Ce pourrait être une figure de style permettant à Téhéran de ne pas perdre la face tout en acceptant les conditions. Mais il est à craindre que chacun ne joue une partition différente, aussi bien en Iran, avec son complexe appareil étatique et religieux qu’au sein des 5+1.
Aussi, à moins de considérer que chacun puisse en donner sa propre interprétation, force est de constater qu’il n’y a pas vraiment d’accord entre les différents protagonistes qu’il n’est ni global, car ne prenant en compte que le versant nucléaire et pas le rôle de l’Iran dans la déstabilisation régionale, voire au-delà, ni conjoint, puisqu’il exclut les voisins immédiats de la République islamique. Et malheureusement également non contraignant en ce qui concerne le régime des sanctions, car comme nous allons le voir et pour reprendre l’expression populaire, «le diable se cache dans les détails».
Le régime d’inspection et le «snap back»
Pour que cet accord ait le moindre impact, tout repose sur son caractère contraignant avec un régime strict d’inspection des sites critiques confié à l’AIEA, et la menace réelle du retour des sanctions (snap back) en cas d’infraction.
En fait, on est très loin des objectifs initialement fixés, à savoir, le libre accès tant aux lieux déclarés, civils ou militaires que secrets. En réalité, l’accord stipule que les inspecteurs de l’AIEA, avant toute visite d’un site civil, devront obtenir l’accord préalable des autorités iraniennes et fournir les éléments sur lesquels se fondent les soupçons de fraude, critères techniques variant d’un site à l’autre. Qui plus est, Téhéran disposera de 24 jours pour donner suite, délai amplement suffisant pour dissimuler des éléments possiblement à charge. A toute fins utiles, il est important de faire remarquer également que les Iraniens feront partie des membres de la commission d’arbitrage concernant les sites incriminés. Concernant les sites militaires, l’annexe n’a pour l’heure toujours pas été rédigée. Quant au retour des sanctions, si une infraction était prouvée, malgré les faiblesses du régime d’inspection, une fois les vannes commerciales ouvertes, le retour à la situation antérieure sera bien difficile, même si les grandes puissances arrivaient à se mettre d’accord. Car, les sociétés qui auront commencé à commercer avec le régime des Mollahs ne seront pas contraintes de suspendre leurs activités.
Un accord au détriment des voisins immédiats de l’Iran ?
Il est très préoccupant de constater que dans la rédaction de cet accord, les visées hégémoniques régionales de l’Iran ont été complétement occultées, alors qu’elles constituent un danger existentiel pour la plupart de ses voisins. Pas un mot sur la déstabilisation du Liban multiculturel via le Hezbollah, véritable État dans l’État, décidant sur ordre de Téhéran de déclencher des conflits, contre Israël ou de s’impliquer en Syrie. Rien sur le soutien actif au régime de Damas, via ses supplétifs ou par l’intervention directe des Gardiens de la Révolution islamique, les Pasdarans iraniens. Rien non plus, sur l’effet ricochet en Jordanie désormais au bord du gouffre qui doit faire face à l’afflux incessant de réfugiés syriens hébergés dans des conditions plus que précaires. C’est encore la Théocratie Chiite qui tire les ficelles en Irak et qui fomente des rébellions dans les pays sunnites comme au Yémen, en armant les miliciens Houthis, ou en soutenant les populations chiites en Arabie Saoudite et au Bahreïn par exemple. Sans parler du rôle clé joué à Gaza qui fait mourir dans l’œuf toute tentative de résolution du conflit israélo-palestinien en empêchant la «réconciliation» entre le Hamas et le Fatah de Mahmoud Abbas.
A la lecture de cette liste non exhaustive, il est incompréhensible que les pays du Golfe, le Liban, la Jordanie, l’Égypte et Israël, alliés de longue date des USA, n’aient pas été partie prenante de cet accord. Dans le document de Vienne, rien ne garantit leur souveraineté ou leur existence, bien au contraire. Pour le moins, les 5+1 auraient dû tenir compte de leurs préoccupations légitimes. Comment dès lors imaginer leur soutien à sa mise en œuvre qui en outre leur lie les mains, les empêchant de lutter efficacement contre celui que les occidentaux, vivant à des milliers de kilomètres du conflit, présentent comme un possible nouvel allié dans la lutte contre Daesh.
En réalité, l’attitude agressive de la République des Mollahs contribue à déstabiliser toute la région et alimente le conflit millénaire sévissant au sein de l’islam, entre sunnites et chiites. Par ses actions, le pouvoir chiite à Téhéran a favorisé l’émergence de l’État Islamique sunnite et lui a donné sa légitimité pour rétablir le Califat. Pourtant, le Général Petraeus, commandant de la Force Internationale d’assistance et de sécurité en Afghanistan et ancien directeur de la CIA, n’a cessé de le clamer : «Le régime iranien actuel n’est pas notre allié au Moyen-Orient. Il est en définitive une partie du problème, pas la solution.»
Quel rôle pour la France dans le cadre de l’accord ?
Il est trop tard pour savoir si l’on aurait pu obtenir un meilleur accord. Désormais, cette signature dessine une nouvelle réalité qui s’imposera à tous que l’on y soit opposé ou pas. Malgré les espoirs suscités, il est peu probable que l’on puisse tabler à court terme sur un changement de nature du régime iranien et à un amendement spontané de sa politique régionale. En ce qui concerne le programme nucléaire, si l’Iran ne sent pas qu’une pression est réellement exercée par la communauté internationale, et étant donné les nombreuses lacunes du texte, rien ne garantit un arrêt total de sa dimension militaire qui pourra se poursuivre de manière plus ou moins discrète. La bonne exécution des engagements pris dépendra donc de la volonté qu’auront les signataires du 5+1 à ne pas regarder ailleurs et à faire appliquer les sanctions prévues en cas d’infraction.
En ce qui concerne l’Amérique, Barak Obama n’a cessé de chercher un partenaire pouvant jouer le rôle de gendarme régional qui lui était dévolu jusqu’à présent. Ce qui lui permettrait de se désengager de la région et de se consacrer pleinement au pivotement vers l’Asie-Pacifique qu’il ambitionne pour les USA, depuis qu’ils sont indépendants sur le plan énergétique. Lors de son premier mandat, il a misé sur les Frères musulmans sunnites. Suite à l’échec de sa politique en Égypte, fer de lance de l’accès au pouvoir de la Confrérie, et lassé par les nombreuses divisons du monde sunnite, le pensionnaire de la Maison Blanche a opéré un virage à 180 degré en «jetant son dévolu» sur l’Iran chiite du «modéré» Rohani, oubliant un peu vite que les rênes du pouvoir sont tenues en réalité par le Guide Suprême, le très radical Ali Khamenei. Ainsi, le Président américain a fait de la signature d’un accord sur le nucléaire une priorité absolue, quel qu’en soit le prix.
Malgré cet activisme, la France a constamment été sur une ligne dure face aux négociateurs perses. Cette attitude a certainement contribué de manière significative à gagner du temps sur l’horloge nucléaire iranienne, et à retarder la possession par la théocratie chiite de missiles balistiques. Cette position, a d’ailleurs été largement commentée à Téhéran où la venue du Ministre des Affaires étrangères français a été critiquée par les éléments durs du régime. Outre la relance attendue des relations économiques entre les deux pays, comme l’a dit le Président François Hollande, «Fabius, c’est la France (…) La manière dont il sera accueilli sera pour nous une évaluation du comportement de l’Iran». La France peut continuer à jouer un rôle de premier plan afin que soient appliqués les éléments contraignants de l’accord, en particulier avec le successeur d’Obama. Car malgré la marche forcée imposée par le locataire actuel du Bureau Ovale, tout ne pourra être accompli durant les 18 mois restant de son deuxième mandat.
Tous sur le même bateau : Conséquences régionales de l’accord
Sur le plan régional, face à cet accord qui les exclut, les alliés traditionnels des États-Unis se sentent orphelins. Ils n’ont d’autre choix désormais que de faire cause commune étant pris en étau entre deux menaces existentielles, Daesh qui considère tous les États de la région comme illégitimes depuis la proclamation du Califat, et l’Iran. Dans ce contexte, les rapprochements officieux déjà opérés entre les pays du Golfe et Israël ne pourront que se renforcer. Dans cette perspective également, la politique d’ambiguïté nucléaire prônée jusqu’alors par Israël pourrait bien changer. Ne pouvant pour l’heure lancer une attaque contre les infrastructures iraniennes, la reconnaissance de son statut de puissance nucléaire, enverrait un message clair à Téhéran qu’il serait hasardeux de s’aventurer en dehors des sentiers balisés par l’accord. Surtout, le parapluie ainsi offert aux pays arabes modérés pourrait limiter la prolifération nucléaire qui hante toutes les personnes saines d’esprits. Le dossier israélo-palestinien pourrait également bénéficier de cette dynamique. Même si devant les médias l’on entend souvent les mêmes paroles, de manière discrète les choses semblent évoluer positivement. Le rythme des constructions en Cisjordanie a été considérablement ralenti au point de parler d’un «gel opérationnel» par Israël. Et certaines habitations illégales ont été ou vont être détruites comme dans les prochains jours à Beit El. Netanyahou, pour ménager les membres les plus à droite de sa coalition, a cependant concédé le développement naturel des implantations existantes dans les grands blocs qui seront conservés par l’État Hébreu, après échange équivalent de territoires, lors des négociations avec l’Autorité Palestinienne (AP). On annonce même, sous les auspices du Président chypriote, Nicos Anastasiades, la tenue d’une conférence conjointe devant le Conseil Européen entre le Raïs Palestinien, Mahmoud Abbas, et le Premier Ministre israélien afin de faire avancer le processus de paix.
Risque accru d’attentats djihadistes
Il est une conséquence qu’il ne faudrait pas négliger, celle de la recrudescence des attentats djihadistes sous nos latitudes. Car Daesh ne va manquer d’interpréter l’accord conclu à Vienne, avec ses faiblesses, comme un soutien objectif à l’Iran. Et la volonté exprimée par les 5+1 de voir la théocratie chiite s’engager auprès des grandes puissances pour lutter contre l’EI va dans ce sens. Dans ce contexte des plus complexes, il convient donc d’être vigilant sur tous les fronts à la fois. En s’assurant efficacement que l’Iran réponde bien aux exigences auxquelles elle a souscrite, et en mettant en œuvre le plus rapidement possible les recommandations préconisées par le rapport de la commission d’enquête parlementaire sur les individus et les filières djihadistes. Mais surtout, il ne faudrait pas marginaliser dans le dispositif global de lutte contre Daesh, sous prétexte d’un accord avec l’Iran, les pays arabes modérés, Israël et les Kurdes qui ont fait leur preuve sur le terrain. Et de ce point de vue, du fait de ses liens historiques avec la région, la France a un rôle essentiel à jouer. Car leur défaite ne ferait qu’annoncer la nôtre.