Publié le 6 février 2018 à 11h44 - Dernière mise à jour le 28 octobre 2022 à 17h56
Alors que la France ne s’est jamais aussi bien racontée au passé, en reconnaissant, par exemple, la responsabilité de l’État dans le drame du Vel’ d’Hiv’, elle a toujours autant de difficulté à nommer le présent. L’assassinat de Sarah Halimi en est la dramatique illustration. D’une manière incompréhensible, le caractère antisémite n’a toujours pas été reconnu dans cette affaire. On ne peut s’empêcher également de faire le lien avec les attentats touchant des juifs que l’on peine toujours à inclure dans la longue liste des attaques liées à la mouvance islamiste. Pourquoi cette résistance, ou cette incapacité à nommer les faits ? Ce faisant, les autorités se privent d’un indicateur précieux qui permettrait d’anticiper le mal à venir, car les juifs ne sont souvent que les premières victimes de l’intolérance qui touche ensuite tous les autres. Ce qui devrait faire de la lutte contre l’antisémitisme non pas la cause de quelques-uns mais la préoccupation de tous.
Les faits rien que les faits !
Enquêter sans a priori, quelle que soit la victime, collecter les faits sans travestissement, ni filtre idéologique pour permettre la manifestation de la vérité, en d’autres termes, la même justice pour chacun, tels sont les fondements d’un État de droit. Même seul contre tous, dire le vrai est un exercice salvateur et libérateur qui nous protège collectivement de la barbarie.
Aussi, réexaminons les faits de cette terrible tragédie. Le 4 avril 2017, dans le quartier de Belleville, à Paris, Sarah Halimi, une femme de 65 ans, médecin retraitée, paisible et sans histoire, mère de trois enfants et juive pratiquante est battue violemment puis défenestrée du troisième étage de son immeuble par un voisin, Kobili Traoré, âgé de 27 ans, d’origine africaine et de confession musulmane. Selon les témoins, il aurait crié «Allahou Akbar» au moment des faits puis « J’ai tué le sheitan » (le démon, en arabe), après son acte. Rapidement, le meurtrier sera interné en hôpital psychiatrique. Tout aussi rapidement, le 7 avril, le procureur de la République de Paris, François Molins, déclarera que «pour l’heure, ce drame n’est pas considéré comme un meurtre antisémite, mais que cette piste sera explorée également». Puis les mois vont passer, et ce n’est que le 20 septembre 2017, soit six mois après les faits que le Parquet de Paris demandera enfin que le caractère aggravant d’antisémitisme soit retenu par le magistrat instructeur.
Ce sont les conclusions de l’expertise psychiatrique réalisée par le Docteur Daniel Zagury et rendues le 13 septembre qui ont permis de requalifier à postériori les faits. Le praticien a diagnostiqué «une altération du discernement favorisée par la drogue sans abolition du jugement» qui n’est «pas incompatible avec une dimension antisémite». Si le caractère «pathologique du passage à l’acte ne fait aucun doute», « la prise volontaire de stupéfiants permet de considérer que le sujet en est partiellement responsable» ouvrant ainsi la voie à un jugement devant les tribunaux. Pourtant, quatre mois après, la juge d’instruction, Anne Ihellou, n’a toujours pas retenu le caractère antisémite. Le Parquet de Paris de son côté a fait appel.
Le temps de la justice et de l’incompréhension
On attend de la justice qu’elle nous éclaire sur les faits et que le cas soit jugé en conséquence. Or dans ce dossier, la justice ne semble pas pressée d’envisager le caractère aggravant d’antisémitisme. Cependant, certains éléments objectifs sont bien en faveur d’un acte antisémite. Crier « Allahou Akbar », n’a rien d’anodin, surtout dans la période actuelle.
Même si l’on suspecte un trouble psychiatrique sous-jacent, rien n’empêche de retenir dans le même temps la piste antisémite, les deux pouvant coexister. En effet, toutes les personnes souffrant de troubles psychologiques ne s’en prennent pas systématiquement à leur voisine juive retraitée. Dans le cadre d’une crise «délirante de type mystique», le patient reste tributaire de sa culture et de son éducation. Il n’y a donc aucune exclusive à investiguer conjointement dans les deux directions. On ne m’ôtera pas de l’esprit que s’il s’était agi d’un skinhead, d’un militant d’extrême droite, le caractère antisémite se serait immédiatement imposé.
Ceux qui subissent le racisme peuvent-ils être racistes à leur tour ?
Le frein à considérer toutes les dimensions du drame ne viendrait-il pas du fait que notre société postcoloniale a du mal à considérer qu’une personne ayant été victime de ségrégation qui a subi l’oppression, puisse être raciste et opprimer à son tour ? Par ce biais, s’opèrerait une sorte de réévaluation paradoxale des rôles où les deux protagonistes, Sarah Halimi et son meurtrier, seraient tous deux des victimes. Selon ce principe, comme Kobili Traoré, d’origine africaine et de confession musulmane, ne peut avoir commis un acte antisémite car il est lui-même une victime potentielle du racisme, c’est donc une autre cause qui s’impose en premier lieux, la piste psychiatrique.
La même cécité face à l’antisémitisme de l’islamisme radical
Il y a peu, comme par un télescopage de l’histoire, un autre drame a fait la « une » des journaux, le procès d’Abdelkader, le frère de Mohamed Merah, responsable des tueries de Toulouse et Montauban en 2012. Dans sa sinistre cavale le terroriste avait assassiné trois militaires, un enseignant et trois enfants de l’école juive Otzar Hatorah, âgés de trois, six et huit ans dans des conditions particulièrement effroyables.
Que n’a-t-il pas été écrit sur ce massacre. On a parlé de loup solitaire et l’on a tardé à faire le lien avec le terrorisme islamiste que l’on subit aujourd’hui de plein fouet. Certains ont tenté d’expliquer l’inexcusable, comme récemment, dans une pièce de théâtre, l’auteur s’interrogeait sur les états d’âme du tueur. A l’époque des faits, j’étais un des rares à faire ce lien, et mes articles recevaient en retour de virulentes critiques. Aujourd’hui encore, dans la presse, il n’est pas rare, lorsqu’il est fait le bilan du terrorisme djihadiste en France de ne remonter qu’à 2015 et à Charlie…
Pourquoi cette impasse ? Pourquoi cette occultation ? Il n’est aucune bonne raison pour expliquer le comportement de l’assassin, – le conflit israélo-palestinien, la géopolitique internationale, le contexte socio-économique-, ni pour ne pas avoir vu ce qu’était Mérah, un terroriste islamiste qui voulait tuer des juifs. Le résultat, faute d’avoir compris à temps la dimension réelle du problème, la manifestation d’une nébuleuse terroriste islamiste, désormais chacun d’entre nous peut en être la victime, dans un café, dans une salle de spectacle ou en assistant à un match de foot. Si d’aucuns au moment de l’attaque de l’école juive pouvaient se croire à l’abri du danger, aujourd’hui, face au djihadisme, il n’y a plus de sanctuaire, tout le monde est juif !
Tracer une frontière explicite entre le bien et le mal
Lier l’assassinat de Sarah Halimi à l’attentat contre l’école Otzar Hatorah n’est pas un artifice. C’est identifier ce qu’ils ont en commun, le fait que les victimes étaient juives, choisies et désignées en tant que telles pour mourir. On y retrouve également la même obstination à ne pas voir les faits que ce qui a prévalu des années durant pour la rafle du Vel’ d’hiv’ où l’on n’a pas voulu reconnaître la responsabilité de l’État français, comme s’il s’agissait d’une parenthèse inexplicable de l’histoire.
Admettre que dans notre système il y ait des failles ou que dans notre histoire, même récente, il y ait des tâches, que des erreurs aient été commises ne remet aucunement en cause la grandeur de notre nation. Bien au contraire, c’est en les cachant et en récidivant que progressivement l’on s’avilit. Reconnaître les faits avec hauteur et objectivité, c’est grandir et donner la possibilité de transmettre des valeurs claires aux générations à venir. C’est tracer une frontière explicite entre le bien et le mal, entre ce qui est admis et ce qui ne peut et ne doit pas être toléré sous peine que cela ne se reproduise et s’amplifie. C’est à cette seule condition que l’on arrive à identifier la nature profonde de l’ennemi qui travaille à notre perte et que l’on peut se doter d’armes appropriées pour le combattre.
Ce que les juifs de France peuvent apporter à la communauté nationale
Ne pas voir l’antisémitisme quand il existe, revient à exclure une des composantes les plus anciennes de la communauté nationale, – attestée depuis l’antiquité -, et de se priver ainsi d’une expérience unique forgée à l’aune des tragédies passées, mais également de ses réussites.
On pourrait énumérer les personnalités d’origine juive qui ont apporté une contribution substantielle à la France. Mais à mon sens, l’essentiel n’est pas là. L’enseignement le plus important est ce que la communauté juive, à titre collectif et dans sa pluralité, a réussi à faire face aux vicissitudes de l’histoire. C’est-à-dire rester soi-même, unis dans sa diversité, sans abdiquer aucune de ses valeurs face à la barbarie. Rester humain là ou l’inhumanité règne, dans l’univers concentrationnaire ou face au terrorisme. C’est tirer les enseignements du passé et par la transmission se préparer à l’avenir afin que cela ne reproduise plus.
C’est de cela dont la France a besoin et non de l’oubli ou de l’amnésie. Car les faits sont têtus et toute tentative de réécriture de l’histoire est vouée à l’échec, à l’image du « refoulé » en psychanalyse qui ne manquera jamais de resurgir.
La lutte contre l’antisémitisme, le combat de tous !
La lutte contre l’antisémitisme ne doit pas être la cause de quelques-uns mais la préoccupation de tous, à l’image de ce qu’a dit l’ancien Premier Ministre Manuel Valls en 2014 lors d’un hommage aux victimes du Vel’ d’Hiv’ : « S’en prendre à un juif, c’est s’attaquer à la France ».
Et cela à double titre. Non seulement parce que les français juifs sont pour la République avant tout des citoyens français mais également parce que bien souvent, ils ne sont que les premières victimes d’un mal plus général. S’en détourner ou ne pas en tenir compte n’empêchera pas le mal de progresser mais bien au contraire cela mènera à la catastrophe. Aussi, il n’y a pas d’autre choix, pour Sarah Halimi et pour la France toute entière, nous devons mener collectivement, citoyens juifs et non juifs ce combat contre l’amnésie, la cécité, l’intolérance et l’obscurantisme !