Publié le 27 février 2016 à 21h18 - Dernière mise à jour le 29 novembre 2022 à 12h24
Tribune proposée par Abdel Maoula Chaar, ESA Beyrouth ; Elias Erragragui, Kedge Business School ; Bernard Paranque, Kedge Business School. Ce texte a été publié sous une forme condensée dans Le Cercle des Echos le 16/12/2015
Face à un défi majeur tel qu’illustré par la COP21 qui vient de se tenir à Paris, l’humanité doit se (re)donner un cadre d’action mobilisant les populations. Cela ne peut se faire que par l’intermédiaire d’un sens global partagé de nos actions, et de celles des entreprises. Pour commencer il faut ne plus réduire les entreprises aux sociétés de capitaux, et ces dernières à leurs actionnaires. Pour ce faire, il faut sortir du paradigme qui nous a été imposé dès les années 70 pour nous faire croire que les seuls acteurs légitimes pour décider de notre développement, étaient/sont les actionnaires, plus exactement les marchés financiers animés par le couple manager/actionnaire [[Les références et réflexions présentées dans cet article sont développées dans «La Finance Autrement ? Réflexions critiques et perspectives de la finance moderne», 2015, Presses Universitaires du Septentrion, Paranque, Pérez (dir.).]]. Mais dénoncer un paradigme ne suffit pas pour répondre aux enjeux de la transition écologique, en particulier énergétique. Il faut pouvoir en construire un autre. Ses prémisses sont à rechercher dans un double mouvement pouvant mobiliser la finance islamique.
Le premier mouvement consiste à entendre l’appel de Polanyi à réencastrer l’économique dans le social, en précisant qu’il faut commencer par réencastrer la finance dans l’économie, en le considérant comme une ressource commune fondée sur l’accès à la liquidité et au crédit [[ Giraud G., 2012, Illusion financière, Seuil, Collection Poche, Paris]]. Il s’agit alors de caractériser l’institution de la «Finance comme Commun» dans une double dimension supportant les usages et des nouvelles pratiques :
-en proposant de nouveaux principes constitutifs d’une telle institution ce qui pose la question des relations avec le système bancaire et de l’évolution de son rôle : financer l’activité et non collecter l’épargne;
-en interpellant les droits de propriété liés à cette gestion et fondant l’existence de cette institution y compris dans ses relations avec les autres acteurs du financement.
Se libérer d’une dette ou acheter quand on en a envie, n’est pas du même ordre que le crédit qui relève de la capacité à saisir une opportunité ou faire face à un aléa. Cette hiérarchie dans l’usage de la monnaie se retrouve dans la tradition islamique chez Al Shatibi qui différencie l’usage d’un bien en fonction de sa propension à satisfaire un besoin fondamental (daruriyyah). Une finance comme commun doit permettre un accès à la liquidité et au crédit en lien avec des objectifs coordonnés partagés:
-dans une circulation des biens et services fondée sur un échange marchand non fondé exclusivement sur des critères de prix et de coûts [[Testart A., 2007, Critique du don, études sur la circulation non marchande. Syllepse, Paris.]],
-sur la base d’une relation de financement d’engagement [[Rivaud-Danset D., Salais R., 1992, «Les conventions de financement. Premières approches théorique et empirique», Revue Française d’Économie, Vol. VII, 4, pp. 81-120.]], de proximité, pour laquelle les critères de prix ou de valeurs ne sont pas les seuls déterminants de l’échange car répondant aux besoins de populations partageant les mêmes aspirations et principes de coordination,
Le second mouvement lié au premier doit contribuer à répondre aux ambitions de la transition écologique. Cela implique de construire un nouveau cadre moral englobant, permettant de (re)définir le vivre ensemble indispensable à la création du dispositif précédent. Ce cadre moral, qui renvoie à l’ambition des Lumières, nécessite de réfléchir aux conditions permissives offrant à chacun la possibilité d’y inscrire ses actions. Si on veut réencastrer la finance dans l’économique et dans le social, il apparaît que la finance islamique devrait nous inciter à nous inspirer des outils fondés sur le bien commun, bien qu’ils soient tombés en désuétude dans nos pays alors même qu’ils ont été partagés pendant des siècles par les religions occidentales. Quelles pourraient être les conditions opérationnelles d’un réencastrement «laïc» de la finance qui s’inspirerait de la finance islamique pour financer la transition énergétique ? «La finance islamique qui est encastrée dans un paradigme à vocation socio-économique, devrait permettre d’atteindre cet objectif par les synergies qu’elle permet entre ses contrats financiers». Sur le plan conceptuel, ce questionnement s’accorde parfaitement avec l’esprit de la Charia qui stipule que l’une des responsabilités fondamentales des êtres humains est d’assurer un développement harmonieux de la création (I3mar al Ard) en assurant la protection de la vie (Nafs), de la religion (Din), de la propriété (Mal), de la progéniture (Nasl) et de l’intellect (Akl). Cela revient à faire nôtre que la valeur est d’abord «une dignité naturelle des créatures» et qu’elle ne peut pas se confondre avec celle «des biens qui découle de leur usage social [[Pierre de Jean Olivi, Traités des Contrats, Les Belles Lettres, page 56.]]». Sommes-nous capables de refonder une finance au service de la dignité naturelle des créatures ? A l’encontre d’une approche néolibérale inscrite dans une conception positiviste du rôle sociétal de la finance, pour laquelle l’impact de l’activité humaine sur son environnement sert de variable d’ajustement des choix financiers, l’approche normative «islamique» mais aussi «chrétienne», propose de définir la légalité d’un échange financier par rapport au respect d’un cadre moral dans lequel l’homme reçoit en «fiducie» la sauvegarde de l’environnement. Cette réflexion doit renouer avec le cœur des débats qui ont fondé nos sociétés afin de construire des politiques nouvelles pour répondre au défi de la crise socio-écologique actuelle qui n’a ni frontière ni religion.