Publié le 15 novembre 2015 à 13h54 - Dernière mise à jour le 27 octobre 2022 à 20h44
Les attaques terroristes contre les habitants de Paris sont la continuité d’une guerre qui a commencé sur notre territoire avec les carnages de Mohammed Merah et des attentats de janvier dernier contre des journalistes, des dessinateurs, des policiers et des Français de confessions israélites. En frappant lâchement les lieux de «vouloir vivre collectif » qui font la réputation de la douceur de vie française et, par là-même, la définition de la Liberté d’être heureux que ce pays a vu se constituer lentement au cours des siècles dans les bistrots, les cafés concerts, les salles de spectacles et tous ces lieux de culture dite vivante, les terroristes islamistes ont voulu en plus d’installer le régime de la terreur, frapper le cœur l’art de vivre français.
Ce qui s’est passé la nuit du vendredi 13 novembre n’est pas une déclaration de guerre mais bien une continuité calculée et réfléchie d’un processus belliqueux de destruction de ce qui fait le cœur de la civilisation française, à savoir son identité et ses croyances collectives.
Ces croyances qu’ils veulent mettre à bas sont de deux ordres : visibles et souterraines. Or, comme dans l’iceberg la partie la plus importante est immergée et ne se donne à voir qu’en temps de crise et de drames. La partie des croyances collectives visibles que les terroristes veulent anéantir tient en un triptyque fatigué, que les Français eux-mêmes révoquent en doute depuis des décennies : l’État, la République et la Nation.
L’État, personne morale de droit public territoriale et souveraine, a perdu sa vocation d’être aux yeux des Français depuis longtemps n’étant devenu qu’un outil de contraintes sur les citoyens afin qu’ils entrent dans le rang d’une mondialisation politique et culturelle dérégularisée et vertigineuse. De ce fait, en frappant fort au cœur de la capitale française, l’État islamique veut achever la remise en cause de cet outil politique ultime censé organiser la cohésion et la protection des Français en leur donnant un cap. Déjà fâchés contre l’autorité d’un État jugé affaibli, partial et partiel, anéantir le reste de croyance en lui, reviendrait à créer les conditions de la panique généralisée.
La République, régime politique où le suffrage universel devait remplacer la volonté d’un seul ou d’une oligarchie sur tous, est devenue une croyance quasi religieuse dans les discours des élites politiques au fur et à mesure qu’elle perdait de son sens dans les couches les plus défavorisées qui ne la connaissent plus. Elle n’est plus non plus respectée par les nouveaux entrants qui, lorsqu’ils arrivent armés de leur lecture littérale et guerrière du Coran, la rejette comme un régime impie, profanateur de leur sacré et jugée molle car fondée sur sa sœur, la démocratie. Les valeurs de la République ( Liberté, Égalité, Fraternité) et ses symboles (une femme au seins nus et lourds en armes sur les barricades ) sont alors au mieux des droits pour eux-mêmes au pire une erreur politique majeure dont il faut se débarrasser.
Enfin, la Nation, dont Ernest Renan, en 1882, nous avait appris qu’ «elle était un vouloir vivre collectif, un plébiscite de tous les jours», fut progressivement abandonnée, comme une maladie honteuse après que tant de guerres dites nationales détruisirent l’Europe.
La véritable maladie c’est de n’avoir pas combattu le «isme» de nationalisme mais sa racine le mot «nation». Or, la nation si elle peut être fermée, frileuse et agressive, elle peut tout aussi bien être ouverte, généreuse et se battre pour améliorer la condition de la Liberté pour l’humanité. C’est ce qu’écrivait le général de Gaulle en évoquant le pacte vingt fois séculaire entre la grandeur de la France et la Liberté dans le monde. C’est ce que Malraux pensait en martelant que la France n’était grande que lorsqu’elle défendait la liberté dans le monde.
Mais comment intégrer et donner envie d’être imités si on ne s’aime pas soi-même ? Comment transmettre ce sens de la quête qu’est l’esprit d’une nation, à notre jeunesse, si on le dénigre ou ne le traite que du point de vue de la seule repentance ? Comment dire et nommer ce que nous sommes si à la simple prononciation du mot «identité» l’on se presse de l’accompagner de procès en «stigmatisations» ?
En un mot comme en cent : comment aimer la nation française si les Français sont masochistes ?
Ces croyances collectives visibles dans lesquelles les Français évoluent au quotidien, avec indifférence, râleries voire hostilités, les terroristes islamistes veulent finir de les achever car ils savent qu’elles sont le ciment des valeurs centrales de cohésion de l’entité France. Mais il n’y a pas que ces croyances collectives visibles qui sont ciblées. Les dirigeants d’EI ont entrepris aussi de saper jusqu’à effondrement complet les croyances souterraines, les forces profondes de la civilisation française et par la même européenne.
Tuer dans des lieux publics de culture, de divertissement et de restauration, c’est vouloir atteindre l’un des moteurs les plus puissants de la culture française : celui de l’élévation de soi. Un homme ou une femme accompli dans l’idéal français est celui qui s’élève et se révèle à lui(elle)-même par les œuvres de l’esprit des autres.
Autrement dit, par la liberté de jouir et de jouer de son esprit afin que l’Autre au travers de mon «œuvre» accouche de lui-même. Qu’il aille pratiquer cette maïeutique qui lui permettra d’atteindre cette individuation, où il sera allé au bout de lui-même, au bout du vivant de sa vie.
S’élever par les travaux de l’esprit des autres c’est aussi entretenir, dans l’imaginaire de notre civilisation, un dialogue incessant avec les morts. C’est en ce sens que les enjeux de mémoire sont des enjeux d’avenir. C’est en ce sens que la mémoire est détestable aux terroristes islamistes qui, plutôt que de tenter de frotter leur pensée à d’illustres prédécesseurs, préfèrent l’immobilité du texte religieux.
Enfin, depuis les destructions de Palmyre, lieu gorgés de liens qui ne s’excluaient pas les uns des autres (sauf durant la conquête musulmane où Palmyre fut quasiment rasée) mais au contraire incarnait la longue lignée des traces du passage des hommes dans l’Histoire; L’État islamique a élaboré l’effacement progressif de nos mémoires afin que rien ne trouve le néant idéologiquo-religieux qu’ils ont décidé de déverser dans nos esprits et nos cœurs.
En voulant annuler la mémoire de l’ennemi, l’EI veut nous empêcher de nous situer par rapport à nous-mêmes et nous impose de ne plus agir mais réagir en fonction de son programme totalitaire.
Dans ce combat, qui s’apparente déjà en Syrie et en Irak à une volonté génocidaire de ceux que l’EI considère comme des sous-hommes, ce dernier ne peut plus que perdre. Aucun groupe humain ne peut accepter, en effet, que l’on s’en prenne à ses fondements culturels et spirituels et accepter de disparaître, surtout lorsqu’il s’agit du peuple qui inventa la « nation en armes » et la définition guerrière du citoyen qui va avec. L’EI vient d’entrer dans la phase de son déclin en frappant les symboles et les moteurs de l’imaginaire collectif français car il ne peut pas détruire ce qu’il n’imagine pas. Il ne peut que le renforcer.
Alain CABRAS – Expert en gestion de la pluralité culturelle et religieuse en milieu professionnel – Dirigeant Cabinet Odysseus, chargé de conférences universitaires.