Publié le 12 mars 2017 à 0h10 - Dernière mise à jour le 28 octobre 2022 à 15h56
L’exercice auquel se sont récemment livrées les Éditions du Cerf se révèle stimulant. En effet, deux ouvrages se font écho : celui de Damien Le Guay, La guerre civile qui vient est déjà là, et celui de David Djaïz, intitulé La guerre civile n’aura pas lieu…
Deux thèses qui s’affrontent au même moment chez le même éditeur, comme pour refléter la tension qui habite précisément le cœur de notre nation. Ce qui apparaît fort instructif, c’est que les deux auteurs dressent finalement le même diagnostic de la situation. Tous deux voient se lever dans l’Hexagone le spectre du refus de l’appartenance commune. Lequel n’est finalement pas une menace mais une réalité aux conséquences déjà extrêmement dommageables.
Ils mettent bien sûr en avant la montée en puissance de l’islam radical, plus spécifiquement du salafisme djihadiste, et accumulent les indicateurs d’une aggravation des manifestations objectives de multiples communautarismes. Ils décrivent pareillement le caractère totalitaire du radicalisme islamiste. Ils notent à raison que les attentats sont désormais commis par des jeunes gens qui grandirent en France. Ils insistent en chœur sur le caractère psychologiquement et moralement ravageur de la discorde qui s’insinue lentement entre des héritages culturels différents au sein d’une même collectivité. On voit ainsi la partition ami/ennemi, caractéristique de la grammaire politique aux yeux de Carl Schmitt, passer à l’intérieur même du pays.
L’un et l’autre décrivent également les jeunes aux carences multiples qui se laissent séduire par l’idéologie salafiste djihadiste. Ils comprennent enfin que l’opposition entre les thèses sur la «radicalisation de l’islam» et la «radicalisation de la radicalité» apparaît artificielle. Les deux sont effectivement compatibles.
Mais leurs conclusions s’opposent en revanche de façon claire. L’un pense que la guerre civile est déjà engagée tandis que l’autre affirme que nous saurons l’éviter. Difficile pour le lecteur de prendre parti : il serait bien péremptoire de vouloir trancher de manière définitive.
Finalement, si l’on comprend parfaitement qu’elle manifeste une cohérence certaine, on peut cependant douter que la formule de guerre civile soit parfaitement appropriée. Car celle-ci suppose deux camps prétendant chacun incarner la nation, à la manière du Nord et du Sud, aux États-Unis durant la Guerre de Sécession, ou bien encore en 1936 lors de la Guerre d’Espagne (opposant les Franquistes et les Républicains). Rien de tel en France en 2017. Ce à quoi l’Hexagone fait face, c’est à un refus de juger l’intégration désirable. Une partie des citoyens français de culture musulmane (extrêmement difficile à mesurer), issue de l’immigration, jugent que leur identité religieuse doit prévaloir sur les valeurs de la République française et les exigences d’une assimilation bien comprise et ouverte aux héritages familiaux, tant qu’ils ne mettent pas en échec le processus de fabrication de la cohésion nationale.
Il est vrai que l’enquête suivante donne à réfléchir : « Une étude de l’Institut Montaigne […] esquisse un portrait contrasté des musulmans de France. Trois profils se dégagent pour cette communauté dont 84 % est âgée de moins de cinquante ans : les «sécularisés» (46 %), totalement laïcs ou en train d’achever leur intégration, les «fiers de leur religion» (25 %), qui revendiquent l’expression de leur foi dans l’espace public mais sont respectueux de la laïcité, et les «ultras» (28 %), qui rejettent les valeurs républicaines et plébiscitent le port du niqab ou de la burka, ainsi que la polygamie. Au total, 65 % des musulmans français sont aussi favorables au port du voile, 24 % au port du niqab, 70 % achètent «toujours» de la viande halal, 30 % ne font pas la bise à une personne du sexe opposé et 33 % refusent les piscines mixtes. Plus surprenant, un tiers ne se rend jamais à la mosquée, un tiers seulement pour les fêtes religieuses ou moins souvent et un tiers chaque semaine. Et si 68 % ne connaissent pas le Conseil français du culte musulman (CFCM), 37 % se disent tout de même proches de Tariq Ramadan, figure de l’islam politique des Frères musulmans… » (Valeurs actuelles, 22 septembre 2016). Il n’en reste pas moins que ces données démontrent également une dynamique de sécularisation et d’intériorisation de la religion laissant penser qu’il ne faut pas sombrer dans le catastrophisme.
Au final, où se situe le problème ? Exactement là ou Damien Le Guay le localise : dans l’incessante opération de dénigrement dont le roman national est victime depuis plusieurs décennies. A cet égard, il pointe du doigt avec raison les symboles de haine de soi et de culpabilisation de la culture politique française que furent les ouvrages de Bernard-Henri Lévy (L’idéologie française) et de Zeev Sternhell, articulés sur l’idée qu’il fallait chercher en France la matrice du fascisme, du nationalisme, et donc du totalitarisme.
On peut penser que si l’intelligentsia parisienne ne passait pas son temps à faire le procès de la France, à attraper son histoire du bout des doigts en se pinçant le nez, et à dénoncer hystériquement le retour de «fachos» imaginaires en évitant consciencieusement de se battre contre ceux, bien réels, qui fragilisent la démocratie, ou en s’abstenant précautionneusement de lutter contre les oligarchies qui veulent réduire au silence les humbles, peut-être que les Français venus de l’autre côté de la Méditerranée, du continent africain, exprimeraient un plus fort appétit pour le pays de Montaigne, Chateaubriand, Balzac, Gide et Camus !
Au bout du compte, ces deux ouvrages stimulent l’esprit et invitent à creuser la réflexion sur la notion de guerre civile. Probablement pour aboutir à la conclusion que c’est la francophobie (voir à cet égard l’excellent essai datant de 2002 de David Martin-Castelnau, chez Fayard, intitulé Les Francophobes) qui mine notre avenir, et qu’elle est tricotée par nos «élites»…
Eric DELBECQUE, Président de l’ACSE et membre du Comité Orwell. Il vient de publier : Le Bluff sécuritaire (Éditions du Cerf)