Publié le 31 janvier 2017 à 18h45 - Dernière mise à jour le 28 octobre 2022 à 15h51
Dans Marque France (Les Éditions du Cerf), Philippe Lentschener rappelle de façon intéressante cette mise en garde de Witold Gombrowicz : « Être Français, c’est prendre en considération autre chose que la France ».
Si cet avertissement vaut en matière politique et culturelle, il s’applique aussi avec pertinence à la sphère économique. Dans ce texte stimulant, l’auteur met le doigt sur une difficulté majeure de notre pays : construire un récit économique national. La France a imprimé sa marque à l’Histoire à travers les siècles, mais elle peine aujourd’hui à projeter une image structurée et exerçant une influence déterminante sur l’échiquier du commerce mondial. Nous avons certes une robuste réputation d’efficacité à travers nos entreprises (grands groupes comme PME) ; toutefois, notre réussite ne se situe pas à la mesure de notre créativité, de notre sens de l’innovation, et de la qualité technique et artistique de nos productions. Pourquoi un tel écart ?
Parce que nous hésitons à nous considérer comme une marque. Il conviendrait pourtant d’entendre ce qu’affirme avec force Philippe Lentschener : «Une marque est un être de discours car elle se construit au fil de ses prises de parole ; un être d’action car elle se construit au fil de ses actes ; un être de mémoire dont l’image est la somme de ses discours et de ses actes. Se définit comme une marque toute entité disposant d’une image, d’une perception collective et d’une réputation. Ce statut n’est pas autoproclamé mais concédé par ceux qui vous suivent ou non. Une marque ne peut être qualifiée comme telle que parce qu’elle fait l’objet d’un choix et d’une préférence. Ce choix et cette préférence résultent tout à la fois d’une démarche de la raison et d’un choix émotionnel». L’Hexagone est attaché à son rayonnement comme une conséquence de sa matrice culturelle la plus intime. Les Français éprouvent donc de réelles difficultés à envisager le roman national comme une notion transposable à l’univers économique, à l’industrie et au marketing…
Mais une seconde dynamique psychologique pose problème : la neurasthénie nous empoisonne ; la France trouve chaque jour des raisons de désespérer. Nous nous apitoyons sur un destin perdu, un rôle messianique, qui n’a paru laisser aucune trace en disparaissant. Les lendemains nous semblent désenchantés, sans que s’imposent clairement à la conscience du plus grand nombre les raisons pour lesquelles nous sommes entrés dans une sorte de dépression collective. Philippe Lentschener a diablement raison d’évoquer «l’effet de halo théorisé par Edward Thorndike « dans les années 1920 », et qui n’est rien d’autre qu’un « multiplicateur de notoriété », autrement dit un biais cognitif qui affecte la perception des personnes ou des marques. Tendanciellement, l’être humain s’attache à une première impression, et essaye, ensuite, d’en trouver la confirmation. Une caractéristique jugée, par nous, comme positive à propos d’une personne ou d’une marque a tendance à « déteindre » sur d’autres caractéristiques de cette personne ou de cette marque (et inversement pour une caractéristique négative). C’est en tenant compte de cette théorie que doit évoluer notre roman national». Mais pour le moment, nous creusons surtout le versant négatif, celui qui nous fait douter de nous à chaque instant.
C’est peu de dire que l’avenir nous fait peur, car on craint toujours une chose en particulier ; nous sommes au-delà : nous avons peur de la peur, nous avons peur d’avoir peur… La caractérisation même de l’angoisse ! Prisonniers d’une sensation psycho-métaphysique ou métapsychologique, nous tremblons à la pensée incontrôlable de notre mort collective imminente ou du déferlement prochain de tous les malheurs imaginables ou jusqu’alors insoupçonnés… En fait, demain nous terrifie ! Nous refusons donc de nous y élancer avec confiance et appétence.
Pourtant, même si notre perception du phénomène reste confuse et complexe à formaliser, la raison de notre désarroi est simple : nous ne comprenons plus rien aux jeux contemporains de la puissance, en matière économique notamment -pire, nous refusons de façon névrotique de les appréhender. Pourquoi ? Parce que nous nous nions nous-mêmes et nous repoussons, en Cioran caricatural, la «tentation d’exister»…
Haïr notre passé récent tronqua notre volonté ; cette flèche désormais brisée nous a mentalement désarmé, car il faut vouloir -c’est-à-dire être et tendre à se développer– pour lire l’univers, le décrypter, l’interpréter, et donc s’y mouvoir avec aisance et succès. Comprendre, s’aimer, rêver et œuvrer : c’est tout un…
Depuis 1969, nous posons en rentiers des vieux triomphes et en anciens combattants -souriants mais usés- sur les photos des ambitions du progrès et de la sécurité collective. Et depuis 1989, nous jouons dans des films que nous ne produisons jamais… De surcroît, dans ces blockbusters de la politique internationale où nous obtenons régulièrement des rôles -non dénués de valeur mais étriqués- et qui nous donnent l’occasion de travailler avec les stars (qui nous sourient aimablement avec un brin de condescendance), il s’avère particulièrement difficile d’influencer artistiquement le producteur et le réalisateur… Ce pays qui fut l’un des premiers sur la scène de l’Histoire suit les mouvements du monde en écartant soigneusement -et parfois volontairement- toute tentative pour donner le ton. Et quand par extraordinaire il revendique la baguette de chef d’orchestre sur une valse, le voilà qui danse à contretemps…
Ambition désuète et manifestation d’aberrante arrogance que de s’imaginer s’élançant dans la bataille en connétable, prétendent un grand nombre d’esprits dits avertis et raisonnables. Peut-être simple manque de capacité à rêver et à espérer peut-on éventuellement leur répliquer. Après tout, il existe bien des nations encore capables de lancer dans l’univers de nouvelles idées et de semer les germes de réalités inédites. Des atouts particuliers leur donnent-elles une rente de situation ? Ont-elles des droits immémoriaux sur le futur du monde et le commandement d’une avant-garde des nations éclairées et éclairantes ?
Certainement pas. Il apparaît plutôt que quelque chose les anime qui nous a déserté depuis quelques décennies et qui leur permet de se synchroniser avec le réel. Les Etats-Unis, la Chine ou la Russie en disposent. L’Allemagne se nourrit d’une flamme identique, plus dissimulée. Un tel souffle traverse également l’Asie. Mais la France, elle, pâlit chaque jour et s’anémie sous l’effet d’un mal dont les contours échappent apparemment à l’esprit d’analyse.
Nous étouffons de ne pas comprendre ce siècle et de ne plus sembler capable d’y appliquer une volonté. Que s’est-il donc passé qui nous a échappé si dramatiquement ? Une révolution. Le basculement d’une ère à une autre… Cependant, notre premier problème réside dans le sentiment de ne pas nous sentir dignes de vivre… La haine de soi est le pire des poisons. C’est elle qui bloque notre faculté collective et individuelle d’analyser. Et elle agit profondément en nous. Tant que ce pays n’aura pas digéré le XXe siècle, il continuera d’errer de souvenirs glorieux en angoisse du jour suivant. Le passé nous embaume, au moment même où la transformation de tant de représentations du monde et de l’homme, où la remise en cause de tant de vieux schémas sclérosants pourraient révéler et réveiller l’héritage du peuple français et lui offrir des raisons d’espérer, des instruments pour contribuer à la paix et à la prospérité des nations.
Faire ces constats, c’est précisément s’opposer aux tendances « déclinistes » à la mode depuis quelques années. Il ne s’agit pas de dénoncer ceux qui s’en font les chantres : de leur point de vue, ils ont raison ! Selon les anciens critères d’évaluation de la puissance, la France a dégringolé dans le classement des champions du hard power… Mais c’est un phénomène qui atteint aussi l’Europe en général et les États-Unis sous l’effet d’une dynamique « tectonique » de diffusion de la puissance classique (politique, militaire, économique, culturelle). A certains égards, on pourrait même dire que la France ne s’en sort pas si mal dans certains domaines du point de vue de l’efficacité ; prenons un seul exemple, le terrain militaire : son savoir-faire et ses succès sont reconnus alors même que les États-Unis font la démonstration constante depuis 2003 de l’inadaptation de leur appareil sécuritaro-militaire à la nature des menaces contemporaines…
Par ailleurs, cette évaluation traditionnelle de la puissance qui démontre un monde « occidental » en phase de déclassement relatif s’impose justement comme une grille désormais insuffisante pour rendre compte de l’influence réelle des nations. La puissance authentique, la vérité de la puissance, est ailleurs… Cela ne veut pas dire que la « vieille » puissance ne signifie plus rien mais que qu’elle ne suffit plus à distinguer les Etats et les peuples entre eux, et qu’elle réclame elle aussi d’être modernisée, retravaillé de l’intérieur par de nouvelles logiques et recombinée de manière extrêmement inventive avec les outils du «soft powe », formule à laquelle je préfère substituer celle d’influence stratégique, à ne pas confondre avec le rayonnement, cher à notre «vieux pays», ou la simple influence culturelle. Il s’agit bien ici de demeurer et d’agir sur l’échiquier de la puissance…
Il s’agit donc de s’attaquer à notre phantasme du déclin, en démontant les mécanismes de notre haine de nous-mêmes (sachant que les déclinistes aussi ont un problème avec la France, c’est-à-dire un problème avec eux-mêmes !) qui parasitent notre capacité à apercevoir la reconstruction des matrices, des grilles d’évaluation de la puissance. En fait, le déclinisme n’engage à rien et stérilise toutes les énergies. De plus, il est aveugle aux mouvements du temps. Il constitue une maladie de l’âme plus qu’une œuvre de lucidité. Cette dernière précède toujours l’effort et l’action, pour vivre encore et se développer, conformément à la loi de tout organisme vivant et pensant. Si le monde a changé violemment et nous fait douter de nous, alors il faut le saisir et l’affronter, plonger les mains dans les plaies les plus douloureuses et planter le fer brûlant pour cautériser au plus vite et empêcher le corps tout entier de périr de la gangrène dépressive qui le guette.
C’est à cette obsession du déclin que Philippe Lentschener nous propose de nous attaquer en bâtissant la marque France, afin d’occuper l’espace qui nous revient légitimement sur l’échiquier géoéconomique. Travailler au développement industriel et à la conquête commerciale, à la réduction du chômage et à l’invention d’un futur qui ne soit pas une angoisse pour nos enfants, voilà qui constitue un défi stimulant. Ce livre argumenté nous y invite avec conviction.
Eric DELBECQUE, Président de l’ACSE auteur de : Patriotisme économique : un social libéralisme ? (Uppr)