Publié le 7 avril 2014 à 18h37 - Dernière mise à jour le 27 octobre 2022 à 17h47
Alors que l’on commémore les 20 ans du génocide rwandais et ses 800 000 morts, il n’a pas encore été pris la juste mesure de ce drame. Le nombre des victimes de la barbarie humaine est si considérable qu’une sorte de recul s’opère inconsciemment. Et c’est parfois par une petite histoire dans l’Histoire que l’on prend vraiment conscience de la réalité. Aussi, je vous invite à suivre les pas d’un acteur inattendu qui par son action a sauvé d’une mort certaine des milliers d’enfants et comme il est dit «qui sauve une vie sauve le monde entier» !
Raphaël Jerusalmi est venu au Centre Culturel Edmond Fleg, à Marseille, pour présenter son livre « Sauver Mozart». Une œuvre passionnante, dont le personnage central est un antihéros, centré sur lui-même, mais qui va finir par s’opposer à sa manière au régime nazi. La salle était comble et le public captivé. Mais ce n’est pas l’objet de cet article. En effet, alors que je devais réaliser une interview de l’auteur sur son livre, notre discussion a débouché sur tout autre chose, sur une opération incroyable menée par les services de renseignement israéliens au Rwanda.
Avant les mots, l’humain
Le vent soufflait fort ce matin-là sur le Vieux-Port de Marseille. Raphaël Jerusalmi m’attendait à la porte du café où nous nous étions donné rendez-vous. Un grand gaillard en jean et blouson, les cheveux gris, droit comme un « i ». Le mistral semblait n’avoir aucune emprise sur lui. Nous nous sommes salués en toute simplicité. Puis autour d’une tasse de thé bien chaud, comme par magie, nous avons tout de suite sympathisé. Nous avons parlé de nos parcours respectifs et beaucoup moins du sujet pour lequel j’étais venu initialement, c’est-à-dire son livre. Très humble, il était plus intéressé par les rapports humains que de parler de son ouvrage.
Normalien, il a la voix douce et le verbe précis, élaborant des phrases riches. A l’opposé de son livre qui est écrit avec une économie de mots, comme en langage militaire. C’est ainsi que j’appris qu’il avait été membre des services de renseignement israéliens, d’abord dans la marine, puis dans l’armée, Tsahal. Cela est arrivé dans la conversation, comme quelque chose d’anodin, rien d’exceptionnel en somme.
L’aide aux victimes du génocide rwandais
«Dans une œuvre de fiction on essaie de rendre les choses le plus crédible possible. Et pourtant dans la vraie vie il arrive nombre d’évènements improbables que l’on n’oserait pas mettre dans un roman». Ainsi, il revint sur un épisode qui s’est déroulé au Rwanda, lorsque l’État Hébreu est intervenu en 1994 pour prendre en charge les victimes du génocide. Dans son regard, on sentait qu’il vivait encore ces terribles événements comme s’il s’agissait du présent. Israël avait envoyé un groupe appartenant aux renseignements militaires parce qu’à l’époque, c’était le seul service à pouvoir se mobiliser rapidement et à disposer d’un hôpital de campagne. Sur place parmi tous les pays participant à la mission internationale, aucun ne disposait d’infrastructure de ce type. Une ressource rare et absolument indispensable, tant il y avait de blessés et de misère.
Des enfants au regard vide
Inutile de dire qu’il régnait un chaos indescriptible. Les frontières n’étaient plus très bien marquées et de toute façon plus personne ne les respectait. Lors d’une des sorties de l’équipe israélienne, ils découvrirent un panneau où était inscrit en français « Orphelinat de l’UNICEF ». Ils se rendirent jusqu’au lieu indiqué. Ils découvrirent alors une bâtisse qui avait beaucoup souffert du conflit. Raphaël descendit de son véhicule, un peu inquiet que son uniforme n’inspire la crainte aux enfants, tant ils avaient eu à souffrir des exactions des militaires ou de groupes paramilitaires. Ce qu’ils virent dépasse l’entendement. Quatre mille enfants squelettiques et en lambeaux, à l’état de santé des plus précaires, encadrés par six adultes seulement, deux médecins et quatre volontaires congolaises. Tous les jours l’Armée française amenait ceux qu’elle avait trouvés errants sur les routes ou assis près des cadavres de leurs parents. «Mais ce n’était pas là le plus bouleversant. Ces enfants semblaient avoir vieilli prématurément. Ils avaient le regard vide et sans espoir».
Le retour à la vie, grâce à deux bonbons
«Dans ce contexte, on s’habitue presque à l’horreur, tant elle est quotidienne. Derrière les corps, on oublie l’être humain. On est obligé, on se blinde, sinon on ne peut pas continuer. On le découvre à nouveau à travers un détail». Ainsi, un enfant s’avança vers le militaire tendant la main pour quêter quelque nourriture. «Je n’avais rien car j’avais déjà largement entamé ma ration. Il ne me restait que deux bonbons que je lui tendis spontanément. Je vis alors se dessiner sur le visage de la petite créature sans âge, un large sourire, pas seulement de la joie, mais le retour à la vie. Il était comme redevenu un enfant, uniquement en apercevant presque rien, seulement deux bonbons qu’il garda d’abord précieusement dans sa main avant de les porter à sa bouche… Une image que je n’oublierai jamais». Aussitôt tous les hommes firent de même pour les autres enfants qui commençaient à affluer.
« Opération Bonbon »
Que décider face à un dénuement si total ? Il y a tant de choses à faire qu’il est difficile de déterminer les priorités. Raphaël s’entretint avec les rares adultes présents et fit le point avec son groupe. D’un commun accord ils prirent leur décision. Ils appelèrent le QG de l’armée en Israël, alors qu’ils ne disposaient que d’un créneau très limité de 2 minutes pour échanger via le satellite avec la hiérarchie. Voilà la teneur de leur message : «Bourrez le prochain avion de bonbons. Il doit arriver dans les 24 heures ». Il n’y eu aucune objection à cette demande qui pouvait paraître totalement incongrue. Car on ne discute que rarement les décisions des agents de terrain. Ils sont face à la réalité et savent parfaitement évaluer une situation et prendre les mesures qui s’imposent.
L’avion arriva avec sa précieuse cargaison. Elle fut déchargée en un temps record et acheminée à l’orphelinat. On fit alors le compte. Malheureusement, il n’y en avait pas assez pour tous. Que faire ? Alors les quatre infirmières eurent l’idée qu’il fallait. Elles alignèrent les petits pensionnaires en quatre rangées impeccables de mille enfants chacune. Tous les bonbons furent mis dans des récipients. Puis elles les sectionnèrent en deux avec leurs dents pour avoir le compte, avant de les distribuer. «Imaginez ce spectacle. De petits morts vivants, redevenir enfants en un instant. Ils allaient jusqu’à se blottir dans nos bras, nous qui incarnions ce dont ils avaient le plus peur un instant auparavant.»
« Épargner des vies, voilà ce qui est encore plus essentiel »
« Quand on fait ce métier, on a souvent l’occasion de côtoyer la mort, et de la donner. Nous sommes formés à cela dans l’armée. Mais c’est loin d’être la solution à tous les problèmes. Épargner ou sauver des vies lorsque c’est possible pour préparer l’avenir, voilà ce qui est encore plus essentiel».
«Si je ne devais retenir qu’une seule mission dans toute ma carrière, je ne retiendrai que celle-là. Car l’humain a primé sur tout le reste ».