« C’est bien un départ, mais ce n’est pas encore tout à fait une arrivée. Mon départ de Marseille en effet est acquis puisque j’ai demandé ma réintégration à la Cour, mais je ne suis encore ni remplacée (mon successeur sera désigné le 18 décembre), ni nommée ailleurs puisque je n’ai franchi que la première étape de mon accès à la Cour des comptes européenne, avec l’avis favorable de la commission du contrôle budgétaire : le Parlement se prononce cet après-midi en plénière et il restera au Conseil à prendre la décision finale. J’espère que cette situation de précarité ne vous retiendra pas de boire un verre avec nous tout à l’heure.
Madame la vice-présidente, je vous remercie pour ce discours chaleureux, et je suis particulièrement touchée par l’hommage de la chambre dont vous vous faites l’écho. J’ai vécu ici pendant 2 ans et demi ce qui restera pour moi l’épisode sans doute le plus dense, mais aussi le plus passionnant de ma vie professionnelle. A tous les magistrats et les personnels de la chambre, je voudrais dire un grand merci pour m’avoir donné la chance de travailler avec vous. J’ai trouvé ici des équipes solides, professionnellement aguerries, une maîtrise très sûre des procédures, des services administratifs peu nombreux mais très efficaces et toujours disponibles, une documentation professionnelle et réactive, et aussi une convivialité très chaleureuse et accueillante aux nouveaux.
Je pars avec d’excellents souvenirs : nos délibérés sur des rapports qui n’étaient jamais décevants, nos débats pour définir la stratégie et le programme de la chambre, et mettre en adéquation nos ambitions et nos moyens, les audiences publiques juridictionnelles, un moment toujours empreint de gravité, et aussi les épisodes de détente, les pots de départ et les fêtes de Noël, dont nous avions bien besoin pour décompresser. Je suis très fière et très heureuse d’avoir eu l’opportunité de diriger cette chambre, et je souhaite à mon successeur le même bonheur. Je dis « mon successeur », car il y a de fortes chances que la féminisation du top management de cette chambre, qui était spectaculaire avec une présidente, une vice- présidente, une procureure financière et un quart des présidents de section, ne puisse pas être maintenue en l’état, et je le regrette bien, comme vous pouvez l’imaginer.
Au reste l’Europe qui se veut exemplaire en matière de parité ne l’est que modérément à la Cour, puisque sur les 28 membres je serai la 4ème femme, avec la Lituanienne, l’Estonienne, et la Bulgare, et je suis la seule femme parmi les 7 nouveaux membres nommés depuis l’adhésion de la Croatie en juillet.
J’avais présidé une autre chambre régionale des comptes, celle de Rouen, entre 1998 et 2005. Le monde que je quitte après ces 2 ans et demi à Marseille est très différent de ce que j’ai connu à cette époque. En dix ans, les chambres régionales ont considérablement changé. La procédure juridictionnelle a été totalement renouvelée, en particulier depuis la dernière réforme de la responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables, dont nous commençons à peine à prendre toute la dimension. Notre réseau s’est concentré : 7 chambres ont été regroupées avec leur voisine, ce qui nous a permis de renforcer nos liens et de rapprocher nos pratiques. Nos travaux communs avec la Cour sont mieux encadrés et nous avons développé des synergies efficaces pour affermir nos méthodes de contrôle et de programmation, développer notre communication, définir des normes professionnelles et formuler d’abord, puis assurer le suivi de nos recommandations.
La LOLF aussi est passée par là, et avec elle l’obligation de rendre compte qui s’impose désormais à tous les gestionnaires publics, et qui nous a conduits à réfléchir à notre propre efficacité, et à la mesurer. La performance d’un organisme de contrôle tel que le nôtre, c’est d’abord, comme le dit le Premier président Didier Migaud, de faire en sorte que personne ne se sente à l’abri d’un contrôle. Cela signifie pour nous contrôler régulièrement les grandes collectivités, mais assurer aussi une présence dans les 6 départements de la région, qui sont tous différents, tout en participant aux enquêtes thématiques avec d’autres chambres et la Cour. C’est aussi garantir à nos interlocuteurs, comptables publics pour le contrôle juridictionnel ou élus dans l’examen de gestion, que nos conclusions leur parviennent dans des délais raisonnables, tout en respectant une procédure de contradiction qui est lourde, mais qui instaure un vrai dialogue tout au long du processus.
Donc la chambre rend compte, très régulièrement et en toute transparence, de son activité, de ses conclusions, de ses délais et de son organisation, conformément à des normes internationalement reconnues que j’avais d’ailleurs contribué à formuler, lorsque j’étais chargée des relations internationales à la Cour. Nous devons en effet appliquer à nous- mêmes les mêmes impératifs de performance que nous prescrivons aux organismes soumis à nos contrôles.
Quand je suis arrivée à Marseille, en juillet 2011, la chambre était engagée dans une programmation exceptionnellement dense, avec la conduite simultanée du contrôle des principales collectivités de la région et la participation à plusieurs enquêtes communes sur les polices municipales, les SDIS, la gestion des déchets ménagers, l’accueil des gens du voyage ou la gestion de la dette publique locale. Ces contrôles ont abouti, et ont eu des suites significatives. La chambre examinera ainsi en 2015 les suites données aux recommandations formulées dans le rapport public de juillet 2012 sur les inondations de juin 2010 dans le Var et la tempête Xynthia sur le littoral atlantique. Nos observations, très critiques, avaient été confirmées par un rapport du Sénat, et avaient encouragé les services de l’Etat à passer outre la passivité des élus, qui avaient trop longtemps et trop facilement cédé à la « soif de construire » des promoteurs et de leurs administrés, et à relancer le processus d’approbation des plans de prévention du risque inondation.
La programmation que nous arrêterons demain est plus équilibrée, mais elle demeure toutefois contrainte par les caractéristiques de cette région, qui comporte des collectivités de grande taille et présente des enjeux et des risques spécifiques auxquels nous sommes particulièrement attentifs. Nous restons engagés dans les enquêtes nationales, puisque la chambre pilote une enquête sur les transports urbains de voyageurs, qui associe 6 autres chambres, et que nous conduisons simultanément à Nice, Toulon et Marseille.
Les mutations qu’ont connues les juridictions financières dans les années récentes sont le signe de la vitalité de notre institution, et de sa capacité à s’adapter à un environnement lui- même évolutif, et dont je voudrais rappeler les principaux enjeux, quitte à répéter quelques évidences.
La situation des finances publiques, on le dit assez, est particulièrement contrainte. Toutes les composantes de la dépense publique, et le secteur local en fait partie, doivent contribuer aux efforts de redressement qu’il appartient au Parlement et au gouvernement de mettre en œuvre, depuis le traité européen de mars 2012, la loi organique de décembre 2012 et les lois de programmation des finances publiques.
La Cour prend désormais en compte cette dimension, et cette urgence. Pour la première fois en 2013, elle a publié un rapport sur les finances publiques locales, en coopération avec les chambres régionales. Ce rapport sera désormais annuel, et viendra en complément des deux autres rapports de la Cour sur le budget de l’Etat et le financement de la sécurité sociale.
Cette démarche est importante à plus d’un titre. Tout d’abord, elle donne sa pleine signification à l’affirmation constitutionnelle d’un Etat unitaire décentralisé, qui définit notre régime institutionnel. Cette unité de l’Etat, qui est le fruit de notre longue histoire, s’impose plus que jamais dans le cadre européen, qui considère la France dans sa globalité, tous acteurs confondus, et sa situation financière dans son ensemble. Tous ces acteurs, qui sont interdépendants, et tiennent leurs ressources de la même contribution publique, doivent ensemble trouver des solutions pour « faire mieux avec moins ».
C’est le défi auquel sont désormais confrontées les collectivités territoriales. Alors que les dotations de l’Etat diminuent et que la réforme de la fiscalité locale a privé de l’essentiel de leurs ressources fiscales les régions et les départements, ceux-ci doivent continuer de prendre en charge les grandes politiques nationales de solidarité, comme le RSA et le soutien aux personnes âgées et aux handicapés, dont le poids financier progresse rapidement. Pour pouvoir encore assurer dans de bonnes conditions les services publics de proximité, et continuer à investir, les collectivités n’ont donc pas d’autre choix que celui d’optimiser leur gestion, et de gagner en efficience. Ce défi n’est pas impossible à relever : il existe des marges de manœuvre pour rationaliser la gestion, mutualiser les services, professionnaliser l’achat public, traquer les gaspillages et développer la productivité, sans pour autant dénaturer le service public. L’échange de référentiels de coûts et le développement d’une culture de gestion doivent être maintenant activement promus au sein du secteur public local.
Notre monde est aussi celui de la communication, une communication instantanée, planétaire, immédiatement partagée, commentée, vérifiée et comparée. Bien au-delà des séances des conseils et des cercles de spécialistes, on débat désormais couramment du montant de la dette et de sa durée de remboursement, on compare la fiscalité, les modes de financement et l’offre de service. Le rôle des médias est essentiel à la démocratie. C’est pourquoi les juridictions financières ont inscrit dans leurs indicateurs de performance les retombées médiatiques de leurs travaux, parce qu’elles ont fait leur devise de l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui dit que « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ».
Les médias sont notre relais auprès des citoyens et les vecteurs de la transparence qui doit accompagner, autant que faire se peut, la gestion publique. J’ai consacré beaucoup de temps à la communication, j’y ai trouvé aussi beaucoup de plaisir, parce que j’aime la presse que je consomme quotidiennement sans modération. Certes la publicité que les journalistes donnent à nos travaux n’est pas toujours exactement en phase avec les procédures de la chambre, qui prévoient que le débat démocratique au sein des assemblées précède l’activité médiatique, et leurs articles sont souvent critiques. Nous épinglons, ils égratignent. Mais leur travail que je salue prolonge le nôtre et lui donne l’écho nécessaire, car il rend accessibles nos observations, qui sont parfois un peu techniques, ils alimentent le débat public sur des sujets qui intéressent les citoyens, et ils confortent l’exercice de la démocratie.
Je pourrais presque faire nôtre la définition qu’Albert Londres donnait du journaliste : « un journaliste n’est pas un enfant de chœur et son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie ».
Les élus reprochent souvent à la chambre d’être trop critique, de ne pas assez signaler ce qui va bien, d’être trop timide dans ses conseils. Nous y veillons, et nous formulons désormais des recommandations sur les points où la gestion publique peut selon nous s’améliorer. La chambre pourra en assurer le suivi dans 2 à 3 ans, ou bien lors du contrôle suivant.
Je quitte Marseille avec des sentiments mitigés. Professionnellement, j’ai eu des responsabilités passionnantes, les enjeux locaux sont ici de premier plan, les personnalités à la hauteur de la diversité de cette région. Je reste néanmoins très inquiète de la corruption que nous constatons dans de nombreuses collectivités, et qui a pénétré des secteurs entiers. Je me suis attachée, avec notre procureur financier, à développer une relation étroite avec les parquets judiciaires, et à être en phase avec les travaux de la justice, soit en amont, soit en simultané. Ce n’est pas la mission première des chambres de rechercher les infractions pénales, mais ce type d’investigation n’est pas non plus étranger à nos missions, qui nous conduisent à examiner les marchés, les délégations, les opérations d’urbanisme, le recrutement des agents ou le fonctionnement des services publics. Certes PACA n’est pas la seule région française à souffrir de ce mal, mais il doit être dénoncé et combattu, car il gangrène la gestion publique et il ruine la confiance que les citoyens ont dans leurs élus et dans les affaires publiques en général. Nous en paierons le prix, tôt ou tard.
Cette région mérite mieux que ces compromissions et ces arrangements. Elle est belle, dynamique, riche de talents, pleine de vitalité. Je n’y ai guère consacré mes loisirs, car le travail à la chambre a pris tout mon temps et toute mon énergie, mais je garde le souvenir de sa beauté, de la générosité de ses habitants, de sa vitalité. Je souhaite à toutes celles et tous ceux qui y vivent et y travaillent de lui donner toutes ses chances.
Je souhaite encore une fois remercier tous ceux avec qui nous avons travaillé, autorités judiciaires et administratives, bien sûr les directions des finances publiques, avec qui nous coopérons très étroitement, et renouveler ma gratitude à l’ensemble de la chambre, magistrats et personnels, auprès de qui j’ai passé des moments très riches.»